Rainforest IV – Londres 2009

Rainforest IV
Du dedans de l’écosystème

reportage photos par APO33

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Rainforest se traduit en français par forêt tropicale, ou forêt tropicale humide; et si la traduction est linguistiquement correcte, elle enlève beaucoup de mystère et même de magie – ou tout simplement de force évocatrice – au mot anglais. Une impression d’entité, de bloc – et d’inéluctable; autant de notions qui définissent parfaitement la composition de David Tudor, “Rainforest IV”, à croire que le mot a été fabriqué pour celle-ci.
Je connaissais “Rainforest” depuis longtemps, par les disques, mais pas très bien. Impression d’une pièce aux possibilités d’exécution multiples, essentiellement électronique, plutôt longue, jouée live. Et bien que rien de tout cela ne soit faux, c’était très loin de la véritable nature de la pièce, loin de sa force , de sa composition; de sa nature même – oui, le mot lui est particulièrement adapté.

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L’été 2008, une discussion entre Julien Ottavi, Jérôme Joy (*) et moi, et comme une gageure, on parle de remonter “Rainforest” – sans qu’aucun de nous, je crois, ne sache réellement ce que ça veut dire. Puis, bien plus tard, un coup de fil de Julien qui parle de, effectivement, faire Rainforest à l’été 2009, à Londres.
Commence alors la véritable découverte de la pièce: là où je pensais trouver une composition au sens classique, un score, des traces écrites, des indications de jeu – Tudor était très proche de Cage, intuitivement ce n’est pas un score linéaire qui venait à l’esprit, mais des indications de jeu, des permutations, une partition graphique, peut-être des règles de jeu entre les musiciens, des indications de durées – rien de tel. Juste un bout d’interview, largement postérieure à la création de “Rainforest IV” (la pièce fut créée en 1973, l’interview date de 1988) où Tudor explique qu’en fait il n’y a pas de partition, aucune consigne ni aucune règle; exceptée celle d’installer des grands objets – Tudor les appelle aussi sculptures – dans l’espace et d’envoyer du son, généré électroniquement à travers ces objets qui deviennent des filtres naturels aux sons qui les traversent. Reprendre ces sons et les donner à entendre. Et en fait c’est tout: ce sont les objets eux-mêmes qui dictent le déroulement ou plutôt l’avancement de la musique, par leurs propres résonances. Un auto-apprentissage. Ou cette idée d’entité autonome…

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Il y a eu au moins 3 versions différentes de Rainforest avant le “Rainforest IV” – et sans doute plus si on compte les compositions employant des procédés similaires et abordant les mêmes questions, comme “Forest speech”. En fait Tudor dit y avoir réfléchi depuis environ 1965, alors que la première version de Rainforest date de 1968 – et l’idée première est liée à la technique: d’une part vouloir faire du haut-parleur un instrument à part entière, non pas juste un outil de reproduction plus ou moins fidèle. D’autre part c’est la découverte faite par Tudor des “transducteurs” (transducers en anglais) c’est à dire de ces sortes de haut-parleurs sans cônes, à fixer sur des objets, et qui se servent des objets en question comme corps résonants: essentiellement des aimants et bobinages comme ceux d’un haut-parleur classique qui communiquent leur énergie (et donc les sons – signaux électriques qui leur sont envoyés) aux objets auxquels ils sont fixés.
Connaissant un tant soit peu la carrière artistique de Tudor, qui de pianiste virtuose, interprète et même souvent dédicataire de musique contemporaine d’avant-garde des années 50 et 60 (entre autres Boulez, Cage, Feldman, Bussotti ou Stockhausen…) se soit détourné du piano pour se consacrer progressivement à l’électronique “live”, construisant, soudant, ses propres effets, générateurs et autres circuits, que ce soit justement un appareillage électronique qui soit l’idée première à une composition n’est pas si incongru. Déjà l’électronique perçue comme un instrument à part entière, utilisé en live. Et fondateur de la pensée. En fait à rechercher une trace écrite de la composition “Rainforest” la seule chose que l’on trouve ce sont des schémas électroniques…

La différence essentielle entre “Rainforest IV” et les versions précédentes est la taille – d’une part la taille des objets sonores, excités par les “transducers”, qui donc acquièrent le statut de “sculptures”, et doivent habiter le lieu de la performance par leur présence physique et non pas seulement sonore. Mais également la taille du groupe des musiciens jouant la pièce – autant les précédents Rainforest étaient joués par une ou deux personnes (David Tudor et le plus souvent Takehisa Kosugi, Gordon Mumma parfois…) autant pour la version IV Tudor souhaite un grand nombre d’interprètes – il parle d’un groupe de 14 personnes…

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Et c’est donc à 15 que nous nous retrouvons fin juin à l’Area 10, un grand hangar désaffecté dans le sud de Londres – avec l’idée de rejouer cette composition sans indications.
Bien sûr nous n’avons jamais joué ensemble auparavant, et peu d’entre nous se connaissent mutuellement – je crois bien qu’il n’y a que Julien Ottavi à connaître tout le monde. Et la première phase du travail de préparation (on aura passé quelques jours dans ce hangar avant la première représentation) est également personnelle: chacun de nous doit construire sa propre sculpture. Bien entendu il ne s’agit pas tant d’une sculpture au sens propre que de définir un ou des objets qui seront nos “corps résonants”; de les placer dans le vaste espace de l’Area 10 puis de câbler, chacun, son propre système de production puis réinjection sonore – avant de ramener le tout vers la sono.
Sculptures? Objets trouvés, parfois arrangés selon les envies du musicien, le plus souvent par le hasard des trouvailles – un caddie de supermarché suspendu au plafond, un vieux meuble-classeur métallique, aux tiroirs à moitié ouverts remplis de fourchettes et de lampes qui clignotent parfois, de façon aléatoire, un grand radiateur métallique suspendu également – le grand nombre d’objets suspendus s’explique facilement par la nécessité de leur laisser la plus grande possibilité de vibrer, donc résonner, librement – une grande tôle ondulée à laquelle est fixé un néon, ou encore une très grande vitre; tous les objets sont équipés des fameux transducers ainsi que de capteurs, qui reprennent les sons filtrés – et parfois produits – par les sculptures. Pour ma part je choisis une grande porte en bois noir qui ferme l’accès à un autre espace plus petit – j’espère profiter ainsi de cet espace comme d’une caisse de résonance, une sorte de contrebasse gigantesque. Sur cette porte je fixe mon transducer – qui n’est plus le modèle historique utilisé par Tudor et à l’origine fabriqué par l’US Navy (bien que certains participants utilisent ce modèle-là), mais un “butt kicker” de tuning automobile: ces hauts parleurs à fixer sous le siège pour ressentir les graves – le nom ici aussi est un poème…
Sur la porte j’appuie, fixe, pose en équilibre, des bouts de tôle, métaux fins qui devraient vibrer en sympathie avec la porte et ajouter des fréquences aiguës et un halo bruiteux – à la façon du mirlitonage de certains instruments africains. C’est sur ces métaux que je fixe mon micro-capteur, un simple capteur piézo.

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En ce qui concerne le son envoyé dans les objets, le son les excitants, là encore chacun fait comme bon lui semble, ou plutôt chacun adapte son système habituel – système de jeu, système de pensée. Donc autant de propositions que de musiciens: il y a bien sûr des “tout ordinateur” – et souvent des constructions relativement simples, quelques générateurs de sons suffisent à mettre sa sculpture en vibration, et c’est elle qui se charge de donner du caractère au son, en vrai filtre analogique, et naturel, qu’elle est. D’autres utilisent leur set-up analogique de concert, assemblage de pédales d’effets, parfois ouvertes, customisées, générateurs faits maison, filtres. Chaque système est effectivement un reflet de la pensée du musicien l’utilisant – et il est déjà visible qu’une partition plus précise n’ouvrirait pas la possibilité à tant de propositions différentes. Bien sûr à parler de forêt – forêt tropicale – on a en tête l’idée d’une superposition d’écosystèmes, sans encore bien savoir, sans se rendre compte comment tout cela va pouvoir cohabiter. Pour le moment c’est la mise en place de petits mondes personnels – et chacun “accorde” son set-up, entre les générateurs, sa sculpture-filtre, le son qui en est issu, qui peut autant lui être re-injecté, qu’envoyé ailleurs. Les différents mondes sonores ne se parlent pas encore…
Comme les sculptures donnent effectivement une belle aura au lieu, et qu’en plus il y a, sur les murs quelques projections vidéo – images abstraites, chatoiements de lumières; en fait une solution de remplacement aux traditionnels éclairages – je me dis que je pourrais également considérer l’ensemble du lieu, y compris les spectateurs qui pourront l’occuper, mais aussi nous-mêmes, les acteurs de ce Rainforest, comme un grand corps résonant ou plutôt comme un grand générateur de son – un son auto-généré, ex-nihilo en quelque sorte. Une petite web-cam capte l’image du lieu, image que l’ordinateur transforme en flux sonore, bruit audio généré par l’image du lieu même et envoyé dans ma sculpture – et donc dans le lieu lui-même. Un procédé techniquement impossible lors des premières réalisations de “Rainforest IV” mais parfaitement en accord avec l’idée de la pièce.
Le dernier jour avant l’ouverture au public, branchement de la sono. Plutôt que de placer les différentes enceintes autour du public, autour de la salle et ainsi faire entrer les spectateurs dans un environnement sonore, nous décidons de rassembler l’ensemble des hauts parleurs au centre du lieu, en une sorte de sculpture ou totem qui rayonne tout autour de lui, projette les sons sur les murs et de nouveau sur les objets-sculptures dont ils sont issus. Une proposition que nous jugeons plus intéressante, et qui a l’avantage de permettre aux auditeurs, en se rapprochant des sculptures d’entendre plus précisément leurs sons individuels puisqu’ils s’éloignent d’autant des haut-parleurs.

Le changement de taille apporté par la version IV de Rainforest s’applique également à la durée de la pièce – autant la première version ainsi que les deux suivantes étaient développées conjointement à des pièces de danse (la commande initiale était celle d’une musique pour une chorégraphie de Merce Cunningham) et avaient donc des durées précises, celles du spectacle (la première version durait 20 minutes) autant le passage à la version IV est également celui au statut autonome de la pièce; elle devient non seulement pièce de musique “autonome” mais également installation, ou du moins un hybride de concert-installation. La conséquence immédiate est l’allongement, potentiellement infini, de la composition. Ni début ni fin, un état. On m’a raconté des versions de Rainforest IV, jouées par Tudor, qui duraient toute la nuit. Pour notre part nous avions décidé de jouer “notre” Rainforest durant 9 heures, deux jours de suite. Alors bien sûr, avant les 2 jours de représentations, on a essayé de construire une sorte de time-line, organiser un peu ce flot à venir. Oh, très grossièrement, juste une courbe d’intensités, censée déterminer, à peu près, les moments plus “électriques” et ceux où les objets-sculptures seraient plus au premier plan – moments que nous avions nommés, à tort, “acoustiques”.

Mais la composition de Tudor – ou plutôt l’écosystème ou l’entité Rainforest – n’avait que faire de nos volontés d’organisation: la time-line, pourtant affichée à l’entrée de Area 10, n’est restée qu’un vœu pieu: dès 14h, dés l’ouverture des portes au public, c’est bien un tout qui s’est mis en place, comme un organisme autonome. Là où chacun jouait sur “sa” sculpture, avec son propre set-up, c’est aussitôt, presque à contrario, un son et une dynamique d’ensemble qui se sont mis en place. On n’avait jamais parlé de ce que les uns et les autres allaient faire ou pas, et le peu de temps, au vu de ce qu’il y avait à faire avant les représentations, n’a pas vraiment permis d’en discuter entre nous. Rien d’exceptionnel s’il s’était agi d’un concert improvisé, d’une rencontre entre personnes se connaissant – ici je ne sais même pas la connaissance exacte que les uns et les autres avaient de la proposition de Tudor. Et pourtant c’est celle-ci qui, immédiatement imposa son déroulement. Très vite, dès le début, il nous était très difficile de déterminer qui faisait quoi, ou même simplement déterminer quelle partie du son d’ensemble était produite par soi-même.
Un flot. Un flot sonore comme auto-géré, tant dans ses durées, ses proportions, que dans son vocabulaire. A l’écoute je pouvais reconnaître des bribes de “gestes musicaux” des enregistrements de Rainforest – il me paraît pourtant évident que personne n’ait voulu faire de citations, de clins d’œil. Simplement ces mouvements s’organisaient d’eux mêmes, dans les interactions entre les différents musiciens, entre les différentes sous-parties (les mondes autonomes) de cette entité.
Est-ce dire que tout était parfait dès le début? Non, de l’avis de tous le deuxième jour était bien meilleur que le premier – du moins de l’intérieur, de la part des musiciens participants. Mais j’ai l’impression que cela est dû bien plus à une capacité d’abandon que l’on n’avait peut-être pas eue le premier jour, une facilité et une confiance à se laisser guider par le “tout”.
Bien sûr, pour qui pratique l’improvisation, organisation spontanée, cette prise en main par le “tout” plutôt que par les parties – plutôt que par les individualités – n’est pas exceptionnelle. Mais il s’agissait là tout de même d’une composition, de plus une composition importante dans l’histoire de la musique – et sans doute la plus importante de son auteur. Et je réalisais alors comment cette composition sans régles est en fait bien plus structurée qu’il n’y paraît – et comment elle répond brillamment aux questions que se posaient à la même époque nombre de compositeurs, ou comment donner de la liberté aux interprètes, tout en gardant la direction de sa musique, son déroulement, son entité.
En laissant la liberté de l’instrumentarium, y compris dans le choix et la fabrication des objets trouvés, en ouvrant la durée, en ne posant aucun vocabulaire prédéterminé, mais en assignant une règle, une seule, celle de l’installation technique – le transducer et la récupération du son modifié par l’objet – Tudor oblige à une écoute profonde, et à une réactivité. L’ouverture qui semble présider à la réalisation de Rainforest n’est pas l’ouverture à un “fais ce que tu veux” (ou ce que tu sens) elle n’est que mise en confiance et en écoute. Ecoute de l’endroit et du moment et non pas performance de l’un, des autres, de tous.
Qu’une telle proposition compositionnelle vienne d’un ancien interprète-virtuose des musiques techniquement très complexes n’est certainement pas fortuit.

(*) Julien Ottavi et Jerôme Joy sont deux musiciens, mais également “activistes” de ce que l’on appelle “nouvelle musique”. Le premier est le fondateur de l’association APO33, le second travaille avec Locus Sonus.

RAINFOREST IV de David Tudor a été interprété les 3 et 4 juillet 2009, de 14 à 23 heures, à l’Area 10, Londres par : Ryan Jordan, Julien Ottavi, Jean-Baptiste Thiebaut, Kasper T Toeplitz, Jenny Pickett, Philip Julian, Dominique Leroy, Duncan Ravenhall, John Bowers, Dawn Scarfe, Chris Weaver, Julien Poidevin, Andy Wheddon, Ryo Ikeshiro & Antonis Antoniou

(*) article écrit par Kasper T Toeplitz