Entretien avec les artistes de l’exposition Electropixel 10.1

Fryderyk Expert & Jérémy Picard

Comment est née votre collaboration ?
Nous nous sommes rencontrés adolescents via nos pratiques musicales. Depuis nous avons mis à profit notre amitié pour réaliser divers projets autour de l’art sonore, graphique et multimédia.
Nos profils personnels se complètent assez bien, ce qui nous permet d’aborder des pratiques pluridisciplinaires.
Nous avons récemment orienté nos expériences vers une forme éducative, à travers le collectif “La Bricool”. Nous réalisons des ateliers électroniques et de circuit bending ainsi que des installations orientées vers des pratiques ludiques.
C’est donc naturellement que nous avons eu envie de collaborer sur le projet « A table » suite à l’invitation d’APO 33.

En quoi le thème “A l’épreuve du temps sauvage” vous a t-il influencés ? Comment cela a t-il de façon plus ou moins consciente imprégné votre travail?
Nous avons fait le choix d’orienter notre projet sur la notion d’épreuve induite par le temps sauvage.
Post confinement, nous avons beaucoup abordé la question de l’habitude et de l’ennui.
La nature de l’homme le contraint à subir le passage du temps, alors pourquoi ne pas mettre ce temps à profit ! Inspiré par le contexte actuel nous avons décidé de proposer un outil permettant d’une certaine manière d’outrepasser l’épreuve du temps sauvage.

Quel a été votre processus de travail pour « A table » ?
Suite à l’expérience de longues périodes d’attentes et de questionnements, nous avons laissé notre âme d’enfant innover. Au travers des jeux et d’actions chronophages, nous avons pris conscience de la simplicité et du plaisir de se laisser aller à une activité envoûtante.
L’utilisation de balles rebondissantes c’est alors imposée à nous.
Nous avons pris le parti d’utiliser un mobilier commun à beaucoup de foyers qui est la table basse dans le but de le détourner vers un usage récréatif et enivrant, en le transformant en surface de contrôle.
C’est à travers l’action de balles rebondissantes que l’objet devient instrument.
Tout réside alors du plaisir innocent de la mise en mouvement de balles colorées aux rebonds chaotiques dont découle une restitution sonore apaisante.

“Perdre la notion du temps”. Pouvez-vous nous en parler ?
C’est une sorte de lâcher prise, qu’elle soit ponctuelle ou à long terme : la perte de repères et de cadres donne accès à une dimension sans contrainte.

Quelle place accordez-vous à l’interactivité, au jeu, au jouet dans votre travail ?
Nous sommes de grands enfants, curieux d’appréhender le monde qui nous entoure. Apprendre en s’amusant pourrait être notre devise ; c’est pourquoi nous essayons de démystifier ce qui nous entoure au travers de pratiques ludiques. Pour cela nous avons pris l’habitude d’ouvrir les boîtes noires qui complexifient notre environnement. Car c’est en s’appropriant les outils et la technologie que chacun gagne en liberté.

Le circuit bending a pour principe de modifier un circuit électronique afin de le détourner de sa fonction originale, pour en faire des instruments par exemple. Quels sont vos rapports avec le recyclage et à la transformation des objets obsolètes ?
Habitués des ressourceries, vides greniers et poubelles industrielles, nous avons toujours donné la priorité à la récupération et au détournement d’objets.
La globalisation a déjà créé assez de matières premières pour ne plus avoir besoin d’en produire. Il suffit de réadapter les matériaux existants.
Le circuit bending est ainsi en accord avec ces principes de seconde vie.

Comment abordez-vous le contexte actuel de crise sanitaire dans votre travail artistique ?
Le contexte actuel complexifie la diffusion des œuvres tout en confrontant au besoin de se réinventer. Dématérialiser est ce vraiment la solution ?
Avec “A table” nous avons fait le choix de garder une interaction physique entre l’œuvre et le public. Profitons de nos 5 sens tant qu’il en est encore temps.

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Chloé Malaise et Richard Malaise

Comment est née votre collaboration fille-père ? En quoi le thème “A l’épreuve du temps sauvage” vous a t-il influencé?
C’est notre première collaboration. A la découverte du titre de l’exposition « A l’épreuve du temps sauvage », j’ai choisi d’inviter mon père à collaborer avec moi: il m’a tout de suite paru pertinent de confronter nos deux univers à la fois opposés et liés : Nature/Technologie, pour les faire dialoguer dans un projet commun. Lui, travaille depuis de nombreuses années l’image virtuelle, particulièrement celle de paysages de Nature imaginaire et poétique. Quant à moi, je m’attache à travailler le son et l’installation sonore au profit d’une observation poético-critique de l’environnement technologique de notre époque.
Dans cette installation, « le Temps sauvage » est finalement un artifice, une aventure amoureuse naïve et tendre avec la nature pensée et dessinée par l’homme avec soin et en détail. Cependant dans cette idylle virtuelle le paysage sonore n’est autre que le chant des technologies que nous utilisons au quotidien : notre décor réel recomposé comme une seconde nature: un Artefact.
En ce sens, le titre de l’exposition “A l’épreuve du temps sauvage” nous à finalement renvoyés à la question « Que reste-t-il du temps sauvage ..? »

Quel est votre rapport artistique à la Nature et à l’artificiel ? Y a-t-il une démarche écologique ?
Pour moi c’est une première apparition formelle de « Nature » dans un projet. Sans exclure son interrogation, j’ai plutôt tendance à travailler sur le négatif de la nature : la technologie, la construction humaine, mais souvent en leur donnant des allures artificielles-organiques, vivantes en quelque sorte.
C’est ma manière de penser que l’Écologie passe aussi par une reconsidération et une conscientisation de nos outils technologiques, et de leur place dans nos vies, pour qu’ils prennent à l’avenir moins de terrain sur la Nature qu’aujourd’hui, ou qu’ils s’équilibrent mieux avec elle.

La partie sonore de l’œuvre est recomposée à partir d’objets électroniques du quotidien. Pouvez-vous nous parler de votre travail sur le son ? Comment l’avez-vous construit ?
Paradoxalement, pour composer avec ces sons électriques-électroniques, je suis d’abord allée écouter et enregistrer à l’aide de micros binauraux des sons en pleine nature. Ce type de micro permet d’amplifier les sons environnants entendus par l’oreille humaine. Cela m’a permis d’étudier « la composition » de différents espaces de nature, je notais la récurrence des éléments : son ponctuel, son permanent, son qui varie…
Ensuite les sons électriques ont été choisis et surtout travaillés pour leur ressemblance, et ce qu’ils pouvaient remplacer dans leur occurrence, dans les vrais sons de nature.
Le son du ventilateur d’un ordinateur est à la fois aussi constant et variant que le son du vent et devient la brise de cette « jungle ». Les petits sons électromagnétiques du compteur électrique deviennent le vrombissement aigu d’insectes de passage.
Ces sons qui font partie de notre décor constant sont aussi bien intégrés, peut-être même plus, à notre environnement sonore que les sons de la nature : c’est ce qu’il m’intéressait d’exploiter dans cette partie du projet.

Avec le contexte actuel de crise sanitaire, comment imaginez-vous la diffusion de vos œuvres? Quels sont vos questionnements, vos doutes et envies depuis ces derniers mois ?
Je pense que pour les arts qui prennent la forme d’une exposition, nous avons la chance de pouvoir continuer à exposer puisque les règles de distanciation sociale y sont pour l’instant possibles à appliquer. Il risque cependant d’y avoir un certain engorgement des programmations, puisque nous ne pouvons plus exposer à l’étranger, et que beaucoup d’institutions ont trois mois – voir plus – de retard dans leur planning.
Il faut surtout s’inquiéter, je pense, de la gestion politique de cette crise : il serait malheureux que, comme souvent en ce cas, la production culturelle soit considérée comme accessoire et que les budgets alloués qui permettent aux structures de vivre et de payer les artistes soient réduits.
Ce serait tristement confirmer une dévalorisation de la valeur « esprit » dans nos sociétés.

 

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Benoît Travers

De quelle manière la thématique “L’épreuve du temps sauvages” a-t-elle influencée votre installation ? Et comment la comprenez-vous ?
L’épreuve est celle du temps, qui pour moi devient répétition, c’est aussi une chance que de répéter et de revoir, revenir ou refaire même si ce n’est jamais vraiment la même chose. C’est le principe de reconvoquer la notion d’ébrèchement depuis plusieurs projets et expositions.
repetition is a form of chance
C’est aussi une expérience d’assimilation de 3 séjours récents dans les Pyrénées, notamment pour la vidéo.

La récente crise sanitaire a-t-elle influencée la manière dont vous concevez une installation artistique ?
Pas formellement, après je m’interroge sur la pollution ou non, créée par la production d’une œuvre, aussi je limite davantage les trajets pour la gestion du matériel ou pour me rendre à l’atelier, en somme je prends davantage le vélo.

L’installation contient en elle même plusieurs média et est constituée d’éléments différents. Que signifie pour toi cette pluralité des propositions ? Quel en a été le processus de création ?
Pour les 2 installations, chacune à son matériau propre qui n’est pas un mix média. Ce qui m’intéresse davantage pour cette expo c’est la relation qui va se créer entre les différentes œuvres: une vidéo sur écran, une installation avec différents miroirs abrasés et une installation faite de polyéthylène blanc, chacune répondant à l’autre dans un vis-à-vis et au contexte en termes de disposition dans l’espace, de lumière et d’accrochage ( relation sol, mur, visiteurs ).
La vidéo peut se refléter dans un miroir qui projette a nouveau des flux lumineux vers le polyéthylène blanc, qui capte parfaitement la lumière dans cet espace sombre.

Que signifie pour vous montrer une œuvre “aboutie” ?
De fait je vais montrer deux œuvres dites abouties, et un dispositif davantage en phase 1, c’est à dire encore en recherche. Je conçois souvent une exposition comme une opportunité, une expérience, un apprentissage autant qu’une affirmation. Je m’autoriserai à modifier l’accrochage ou les pièces en cours d’exposition, si besoin. Il faut préciser que les 3 pièces ou installations n’ont encore jamais été présentées.
C’est l’œuvre à l’épreuve de l’exposition…

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Gabriel Vogel

De quelle manière la thématique “L’épreuve du temps sauvages” a t-elle influencée ton installation ? Et comment la comprend tu ?
Je n’ai pas prémédité de réflexion conceptuelle pour réaliser la sculpture sonore que je vous expose, relative au thème “L’épreuve du temps sauvage”, comme l’auraient fait des artistes formés à expliciter leur action, en donner une compréhension lisible, écrite. Originairement peintre, l’intuition me convient, mystagogique peut-être, critiquable sans doute, mais considérable.
“L’épreuve du temps sauvage” m’inspire avant tout une intention poétique.
L’épreuve du temps me fait penser à la ride, au souvenir tanné, à l’expérience consumée, aux objets qui auraient perdu leur utilité passée, dans notre présent, cassés peut-être, par la sauvagerie, ou simplement l’usure, la fragilité.
Transformer leur raison usuelle première, les réactiver, me paraît en soi rejoindre la thématique.
Quant à la sauvagerie du temps, “le temps assassin”, pas sûr qu’il soit sauvage, mais ce qui l’accompagne…
J’ai donc utilisé ce que j’aime utiliser, ce qui m’évoque le temps, le vivant, répétitif, pépertuel, mesurable comme les battements de l’horloge, les révolutions d’un astre : les rotations hypnotiques d’un tourne disque.
Dessus, j’ai disposé des tiges d’acier symboliques du B.T.P., qu’un autre moi-même a connu, où, seul l’imaginaire descriptif d’un écrivain zélé saurait en inventer la poésie.
J’ai courbé, taillé, “tanné” ce souvenir d’acier, d’odeur du ciment frai au petit matin, pieds dans la boue coups de marteaux perforateur assourdissant doigts gelés, des courants d’airs enfilés dans les couleurs sans portes, sans lumière, pour le plier en des formes poétiques.
Ainsi disposé sur le tourne disque, à la manière d’une délicate danseuse mécanique, l’ensemble anime un tourbillon de vie, répétitif de sonorités boucles, évoquant la perpétuité du temps, et la matière trépassera sauvagement?
Telle est l’influence thématique de l’épreuve du temps sauvage sur la sculpture sonore exposée.

Ton travail en tant que percussionniste influence t-il la conception de tes installations ?
Toute les sculptures sonores que je réalise sont percussives et rythmiques.
A une période de ma vie où je ne jouais pas avec les sons, où j’ignorais même l’existence des percussions africaines comme celle de la musique expérimentale, n’étant pas né dans une famille aventureuse musicalement, j’étais souvent étonné de l’état dans lequel le corps et l’esprit se trouve, après quelques minutes d’écoute d’un disque tournant à l’infini. J’aimais cet état, d’une façon augmentée, en jouant des boucles rythmiques répétitives au Djembé, instrument africain, magique, apparu, paraît-il, par le fait d’un génie, ce qu’un grand batteur mandingue m’avait expliqué. J’aime à le croire aujourd’hui.
Le tourne disque est aussi étonnant. Je pense qu’il reproduit d’une certaine façon, le déplacement des astres. Il est relatif au temps qui s’écoule. Il me permet de jouer mécaniquement des formes rythmiques qui m’intriguent et me fait du bien. Mais, ses sonorités peuvent aussi être poussées à l’extrême, jusqu’en vacarme invraisemblable.

La récente crise sanitaire a-t-elle influencée la manière dont vous concevez une installation artistique ?
Je ne suis pas spécialement influencé par cette crise sanitaire, du moins, pas pour l’exposition « L’épreuve du temps sauvage », mais je suis comme beaucoup de personnes, inquiet de la tournure des choses.
Inquiet de voir la façon manipulatrice, démagogique, partisane, malhonnête, incompétente avec laquelle le gouvernement Macron a géré cette crise sanitaire. Mais quelle confiance pourrait-on avoir en un gouvernement qui pendant deux ans a estropié nos compatriotes ; traîne des femmes a tenue tirée par les cheveux ; passer à tabac un jeune homme noir devant les caméras de télévision, sans qu’aucune sanction n’ait été prononcée.
Et l’atroce perte de ce jeune homme de 24 ans, Steve MAIA CANIÇO qui ne faisait que de danser sur le port de Nantes, comme l’on fait des générations de nantaises et de nantais. Nous le portons dans notre cœur et dans notre mémoire, déterminé à ne pas oublier.
Désormais nous pouvons toutes et tous être les victimes du déchainement criminel qui s’est emparé de notre République, pour avoir parlé, pour avoir écrit, pour avoir manifesté, ou pour avoir dansé.
L’état de droit a été détourné de son sens. Plus de cent cinquante modifications constitutionnelles sont passées par la voie parlementaire depuis 1962, sans référendum et donc sans la validation du peuple. Une constitution , ça ne se modifie pas, sauf si le peuple l’a voulu.
Une constitution nationale n’est pas l’objet d’un parlement ou d’un sénat, elle est la commune propriété sacrée, du peuple.
Il semble ne plus avoir de justice en France, on se demande si nous ne sommes pas revenus au temps de l’indignité nationale.
Tous les intellectuels, tous les artistes, subventionné ou pas, devraient se lever d’une seule voix, pour montrer aux mondes, au peuple de France et à ce gouvernement, qu’en France, les artistes, ça ne collabore pas !

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Krypt’Art + Jean Luc Arru et Jean Luc Branchereau

Pourriez vous nous parler du projet Krypt’ Art pour cette exposition ? Est-ce un collectif ? Comment fonctionnez-vous ?
Au départ nous sommes deux artistes : Julien Le Tallec et moi-même Carine Léquyer à Joué sur Erdre. Sur ce projet Jean-Luc Arru et Jean Luc Branchereau, photographes, nous ont rejoint. L’association Krypt’Art commence à fédérer un peu à Joué sur Erdre. Un nouveau bureau s’est constitué et quelques personnes prennent part, de temps en temps, à nos actions, comme par exemple Mario Chejab qui a accueilli quelques événements dans sa brasserie : La Brasserie Cali.

En quoi le thème “A l’épreuve du temps sauvage” vous a t-il influencé ? Comment cela a t-il de façon plus ou moins consciente imprégné votre travail?
Nous avions un projet de création sur la question du patrimoine à Joué sur Erdre.
Le thème : “A l’épreuve du temps sauvage”, a réveillé notre envie de nous orienter vers un projet de création qui se base sur le patrimoine naturel local de l’Erdre, et a orienté une réflexion sur la signification des termes “épreuve” “temps” et “sauvage”, que nous avons exploitée dans la réalisation d’une vidéo qui utilise les potentialités de la création numérique.
C’est du contraste entre la photographie, qui tend à restituer fidèlement une réalité sauvage, et l’aspect technologique de la 3D qui permet des distorsions de l’image et du temps que se nourrit notre création.

Qu’est ce que cela signifie pour vous à la fois cette notion d’épreuve et de temps sauvage?
Notre travail est en quelque sorte une “mise à l’épreuve” de l’observation fine et temporelle de la nature sauvage par Jean Luc Arru et Jean Luc Branchereau. Notre action sur leurs images vient destructurer, transformer, habiter et réanimer leur regard pour un tableau numérique en mouvement, entre apparition et disparition, qu’anime un désir esthétique : allier origines et hypermodernité.

Pourriez-vous nous parler de vos recherches entre la mise en image 3D et les sons de harpes et votre utilisation de l’électronique. Comment mettez-vous en place vos temps de recherche et quels sont les processus que vous organisez quand vous réalisez une œuvre ?
Influencés par les photographies d’oiseaux, nous en avons collecté les sons sur des sites « en créative commons » et les avons, à l’égal des images, filtrés, manipulés, etc, pour créer une atmosphère singulière et hypnotique.
Alliés à des sonorités générées par ordinateur – dont les « émissions » cristallines qui ne proviennent pas, cette fois, de la harpe -, l’ensemble forme une proposition audiovisuelle présentée sous forme d’installation.
Le rythme de défilement des images a guidé notre composition, à caractère cyclique.

Pourriez vous nous expliquer ce qui se joue dans votre relation entre l’abstraction, le numérique et les rapports à l’écologie ou à la nature? N’y a t-il pas une forme de contradiction entre une recherche constante de reproduction de la nature et la disparition de la nature ou sa mort prématurée ? Comment voyez-vous votre position d’artiste dans ces réflexions ?
N’oublions pas d’essayer au jour le jour de nous impliquer dans la protection environnementale.
Il reste encore beaucoup à faire concrètement dans nos vies de tous les jours, notamment en réfléchissant à notre façon de consommer… Passionnés par la recherche esthétique, qu’elle se situe dans l’observation restitution ou imitation, transformation technologique de la nature, nous espérons que c’est dans le regard du spectateur et les émotions qu’il pourrait ressentir que se situe notre engagement politique.

Avec le contexte actuel de crise sanitaire, comment imaginez-vous la diffusion de vos œuvres? Et en quoi cette exposition répond à vos questionnements, vos doutes et envies depuis plusieurs mois ?
Peut-être serait-il utile, en plus de poursuivre la diffusion de ces travaux dans des lieux dédiés comme l’espace intermédia, de conquérir de nouveaux espaces qui conduirait un public plus vaste à s’immerger : des lieux dédiés aux expositions où l’art numérique n’est peu ou pas souvent représenté, des lieux de vie quotidienne aussi, des contextes militants, enfin des projections en extérieur, pourquoi pas dans des environnements naturels.
Le contexte actuel de crise sanitaire est un contexte difficile où la culture est mise à mal. Nous croyons plus que jamais qu’elle est nécessaire à l’échange entre les humains, entre les humains et leur environnement.

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Sophie Keraudren-Hartenberger

De quelle manière la thématique “L’épreuve du temps sauvages” a t-elle influencée ton installation ? Et comment la comprend tu ?
Cette thématique résonne selon moi comme un écho à la notion bergsonnienne du temps et de la matière. Le temps apparaît comme le flux continu, devenir irréversible, spontané, imprévisible et créatif. Il est l’élan vital qui s’échappe de la vision scientifique visant à une connaissance de la nature et des phénomènes. Dans son évolution créatrice, ouvrage de 1907, Bergson développe l’idée d’une « création permanente de nouveauté » de la nature. Ainsi le monde suit l’évolution de cette force vitale, en « s’inventant sans cesse », il insuffle la vie à la matière. La perception est une action non agie, suspendue, qui consiste à contempler un objet, à explorer l’espace. Elle est aussi la vision des choses, un contact avec la matière.
Face au monde matériel il y a deux alternatives, agir ou percevoir, dans cette installation j’ai
choisi de focaliser l’attention sur une image, celle de la radioactivité et de son phénomène de luminescence verte qui lui est directement associée.
Isolé, le fragment en verre d’ouraline devient le sujet contemplatif, vanité contemporaine
mettant en lumière une réminiscence, la révélation du phénomène physique considéré comme “la plus révolutionnaire des découvertes scientifiques des années 1895 à 1905”.

La récente crise sanitaire a t-elle influencé la manière dont tu conçois une installation artistique ?
L’installation présentée entre en résonance avec les crises actuelles. En faisant référence au
phénomène de la radioactivité le titre fait également écho aux peurs entretenues de l’uranium, minerai à la réputation “maléfique” associé aux premières bombes atomiques. En dépit des craintes, l’uranium présente peu de risque du fait de sa radioactivité particulièrement faible. La lueur verte qui émane du fragment offre également de multiples échappées poétiques, symbole de hautes énergies.

Proposer une oeuvre “silencieuse” au sein d’une exposition collective en grand majorité orientée “art sonore”, est ce un choix justement sonore? conscient? doit on comprendre l’oeuvre comme une prise de position en lien avec la thématique du festival (comme un retour aux matières minérales, organiques, en réponse au numérique) ?
Cette installation veut rendre sensible et perceptible par la lumière et la matière un état de
l’énergie immatérielle. L’installation présente à la vue ce que l’exposition collective présente de manière audible. En isolant le fragment en verre d’ouraline la trame qui varie de la transparence à l’opacité appelle plusieurs sortes de regards portés sur la proximité. La lumière ici contrôlée donne une intensité, une chaleur, une couleur et des limites à la matière.

Quel est ton rapport à la pratique du “ready made” ?
L’installation s’illustre en effet par un rapport d’objet emprunté à un domaine hétérogène,
regroupé sous le régime d’une question unique éclairant un aspect de la complexité du
phénomène physique, la radioactivité.
La pratique du readymade partage cet intérêt à réfléchir aux relations entre le réel et l’art pour faire entrer l’un dans l’autre. En modifiant la perception par des procédés de
défonctionnalisation et un changement d’échelle, le readymade offre un parfait exemple de ce que le recul peut dépendre non pas de la modification des matériaux, mais du regard, la
différence radicale concerne alors le changement de perspective.
Dans mon travail je cherche à développer des procédés qui interrogent le monde en y prélevant des fragments, qu’ils soient captés, extraits du quotidien, images, ou objets, ils constituent des démarches de création autour d’un intérêt similaire pour le réel et utilisent le potentiel de la vie comme source de matière première pour composer des œuvres. Ici, la mise en lumière du fragment de matière flottant dans l’espace indéfini offre de nouvelles façons de percevoir le phénomène de la radioactivité.

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CarbonDeath

Pourriez-vous nous parler de votre relation au collectif ? Comment chacun.e envisage t-il.elle la relation entre collectif et travail individuel ?
CD2 : J’ai tendance à beaucoup différencier le collectif du travail individuel. Il ne me semble pas intéressant qu’un projet collectif soit simplement l’addition de plusieurs caractères individuels, il s’agit d’un processus plus complexe et organique : le collectif va venir modifier nos approches, parfois subtilement, et il devient nécessaire pour chacun de déplacer son mode de pensée, de questionner les gestes de créations qui nous semblent évidents lorsque l’on est seul, afin de construire ensemble quelque chose d’autre.

CD1 : Cette histoire de collectif dans « Carbon Death » permet une forme de souplesse dans les relations entres les différents niveaux du projet : science, art, détournement et création sonore. Déjà dans les réponses que nous formulons ici tu peux voir la forme collective qui se dessine. Et il ne faut pas oublier le lien avec la notion de droit d’auteur ! De fait ce concept disparaît au profit d’une intelligence collective ou d’une représentation multiple. L’individu est là, physiquement mais pas toujours présent dans tous les aspects abordés. Certains prennent en charge l’aspect sculptural par exemple, d’autres la construction des systèmes de transformation du son ou même peuvent être juste concepteurs et s’occuper de la mise en espace par exemple.

Pourriez-vous parler de l’œuvre que vous présentez pendant cette exposition Electropixel 10 ? Comment avez vous élaboré ce travail et comment l’avez vous construit ?
CD1 : Cette œuvre n’est pas unifiée dans une forme unique mais présente plusieurs aspects inter-reliés – qu’il s’agisse de la sculpture faite de déchets sauvage trouvés au hasard de la ville, en passant par les sons d’usine retransformés, pour finir par l’aspect macroscopique du rendu (retour des sculptures sauvages) dans la galerie.
L’élaboration s’est mise en place à travers une série de mouvements de réflexion entre plusieurs personnes sur la question du recyclage, des déchetteries sauvages et sur la fonction de la galerie bien entendu.
Cette idée de re-créer/créer des oeuvres de façon macroscopique – ce que l’on appelle le Microbart, un condensé (invention d’un concept) de microbe et d’art – nous permet de construire une autre relation à l’œuvre artistique qui joue entre des formes très grandes jusqu’à leur contraire, extrêmement petites dans l’optique de détourner cette notion d’un art spectaculaire (très présent à Nantes), du « plus c’est grand mieux c’est ».
Mais il s’agit également du rapport à l’espace public ou justement de cet envahissement par des oeuvres géantes, qui s’imposent sans forcément travailler avec (avec quoi, avec qui ?). La sculpture sauvage que nous proposons se fond dans le paysage ou existe dans des lieux reculés de la ville, aux abords, à la périphérie… Nous ne demandons pas d’autorisation. Nous sommes plus proches ici du street art, même si encore dans ce domaine nous sommes face à des relations de territoire avec les signatures et les codes du genre.
Nous déboussolons les codes et ouvrons les frontières entre différents champs de l’art.

CD2 : Pour ma part je me suis occupé principalement de l’aspect vidéo de l’installation. Il s’agit d’une animation en “stop motion” des sculptures en déchets réalisées in situ. J’ai pu aussi apporter, je crois, un regard autre sur la conception des sculptures, du recul peut être (le collectif permet cela, cette multiplication des points de vue).

CD3 : La sérendipité est à la base du projet, on découvre un espace sauvage domestiqué de manière violente par l’homme, envahi de ce qu’il ne veut plus.
C’est ici que l’action commence : ensemble nous captons l’atmosphère qui y existe et nous consacrons un moment pour savoir comment nous allons créer une forme.
Il s’opère alors un jeu d’aller-retour entre la consultation et l’autonomie, après avoir défini nos champs d’actions, on construit dans une écoute de l’autre. Lors d’un désaccord, la consultation réapparaît pour ensuite à nouveau laisser place à la liberté de l’acte de création.

Qu’est ce que le Microbart? Pourriez vous nous en dire plus et notamment comment cela prend t-il forme dans vos œuvres?
CD2: je crois que cette idée du “microbart” est liée à une forme de fascination pour les états extrêmes de la matière (le minuscule et le gigantesque, le bruit et le silence, le vide et le plein etc.), états paraissant contradictoires mais qui ramènent finalement à des ressentis similaires, qui sont complémentaires d’une certaine manière (par des rapports poétiques).

CD1 : Le microbart est un concept que nous avons inventé et qui est en fait un condensé de microbe et d’art. Il s’agit de produire des œuvres au niveau moléculaire.
Il existe dans le contexte actuel de pandémie quelque chose d’incroyable, un virus à l’échelle d’un microbe, une molécule qui est arrivée à déstabiliser la société humaine, organisme vivant qui a aussi tendance à se comporter comme un virus pour la planète.
Nous ne sommes pas en train de travailler sur le Covid19. Nous étudions plutôt ce rapport d’échelle, la sculpture à base de déchets sauvages qui structure un rapport à la ville et ce côté sauvage d’un acte de salir l’environnement, et de l’autre, la fonction de l’art dans la société et la condition microscopique d’une œuvre avec la possibilité qu’elle trouve une existence au delà de la taille humaine dans le monde du microbe.

CD3 : Le microbart c’est démontrer que le sublime atteint toutes les échelles. Ramener le visiteur à ce pôle vertigineux qui dévoile un monde complexe qu’on a tendance à ne pas/plus contempler.

Quelles sont vos rapports à la salle d’exposition et à cette idée de galerie sauvage ? Comment le public peut-il voir l’ensemble de votre travail ? Que pensez-vous du thème par rapport à vos approches ?
CD1 : L’art et la vie… ou plutôt la vie comme art, il serait possible de tergiverser sur ce rapport ! La dénomination «art» pose problème : à partir de quand y a t-il art ? Pourquoi faire art ? La galerie c’est un peu la cage du tigre pour l’art ou la manifestation créative des êtres humains. Alors finalement la galerie sauvage c’est redonner un peu du sauvage à l’art dans son rapport au monde. Tout à coup nous vivons une mise à mal de l’espace d’exposition. Il faut donc sortir des sentiers battus pour en faire l’expérience.
Il ne s’agit pas seulement de faire une animation dans un quartier mais plutôt de réaliser quelque chose qui va exister de façon autonome sans cadre préconçu dans des lieux/espaces qui n’ y sont pas destinés voire même qui peuvent entrer en conflit avec l’idée même d’y présenter de l’art.
Le public peut voir nos sculptures dans différents espace semi-sauvages de la ville ou parfois même abandonnés.
C’est exactement ce que notre thématique exprime. on pourrait même dire que nous avons fait ce projet pour ce thème : L’épreuve du temps sauvage ! Un appel vers autre chose…

CD3: Ce jeu de va et vient entre l’exposition et les sculptures est intéressant dans la mesure où il joue sur la notion d’espace captif et sauvage.
L’ubiquité de ces formes génère un questionnement : comment la culture se diffuse et s’intègre à des lieux sauvages ? Comment peut-elle exister hors et dans les vases clos que proposent les institutions ? Comment respecter l’espace dans lequel on intervient ?
Ici les micros sculptures présentées dans l’exposition sont plus qu’un témoignage, un “ça a été” ; elles sont un morceau de leurs semblables ramenées à l’intérieur sous d’autres formes, l’une à l’échelle microscopique et l’autre à caractère monumental.