Compte-rendu et reportage Digital Antidote Septembre – décembre 2017

 

Un événement organisé sur 3 mois ce n’est pas commun ! Mais il est important de proposer de nouvelles façons d’aborder les questions du festival et de la diffusion.

Apo33 propose depuis 20 ans une approche critique de la diffusion, des modes d’écritures et de création que nous présentons.

 

 

 

 

Cette question du “guérir numérique” est le sujet central de cet événement : nous avons invité plusieurs artistes à aborder cette question sous l’angle qui les intéresse  en utilisant les média avec lesquels ils composent au quotidien.

Cela a permis d’organiser plusieurs expositions, performances, concerts et rencontres tous singuliers sur la question. Citons à ce titre l’écoute infime du détail et des sonorités délicates d’Eliane Radigue ou de la réparation d’ADN par Tranzion ou encore le son des étoiles comme transfiguration du réel, le jeux interactif basé sur les émotions de Shu Lea Cheang etc…

Aucune des propositions que nous avons faites ne s’appuie sur une réponse unique pour chacun des sujets choisis. Il ne s’agit pas non plus de médecine au sens propre, du guérir immédiat mais plutôt de cette approche artistique qui s’interroge par des chemins de traverse, des questions et intuitions qui touchent au sensible et à la diversité de points de vue sur le monde.

 

Exposition Tranzion Cure yourself II – l’écoute des fréquences censées réparer l’ADN et l’abstraction d’un cinéma aux contrastes extrêmes.

 

Tranzion est un artiste anonyme, dans cette installation : Seules des machines activent les sons et le film.Tout est construit de manière automatisée avec des processus génératifs temps-réel basés sur les fréquences qui apparement répare l’ADN.

Qu’en est-il réellement ? Il faut en faire l’expérience mais comment pouvons-nous avoir des réponses ? Seul le retour de vos sensations, de ce que vous avez éprouvé, permet de savoir si un éventuel changement au niveau moléculaire s’est produit.

L’exposition de Tranzion permet de se mettre en condition, celle de l’écoute qui se centre sur l’idée qu’un son puisse réparer notre ADN, comme une sorte de méditation guidée… . Et que signifie “réparer notre ADN”, l’artiste ne le dit pas mais est-ce le but de son installation d’ailleurs ?

L’image de même n’a apparemment aucune relation avec les sons, toutefois  en apparence. S’agit-il de fréquences visuelles adaptées à celle du son? Agissent-elles de la même façon sur la rétine ? Nous pensons, en termes de cinéma au Flicker de Tony Conrad mais automatisé, numérisé et sans fin.

Que venons-nous voir ou entendre dans cette installation, de quoi nous parle Tranzion à travers ce cinéma abstrait, peut-on dire expérimental ? Car en effet il s’agit aussi de la fin de l’image : saturation à l’extrème (noir, blanc, gris) et infimes micro-mouvements dans l’image absente de l’écran, fantomatique et évanescente.

Réparation du corps, régénérescence, fin de l’image, abstraction des fréquences, Tranzion pose énormément de questions. Si le but affirmé de l’exposition est ce fameux “cure yourself”, ne s’agit pas t-il non plus de questionner le sujet lui-même du “guérir numérique”.

Le bonheur pour l’ère des machines, conférence sur l’amour que les machines ont pour l’homme et leur tentatives de nous aider par “Databytes love machine”

 

En lien avec cette exposition, “Databytes love machine” a proposé une conférence  faite par des machines, des pseudo-IA qui nous ont parlé de leur amour pour l’humanité.

Le sujet est déjà une contradiction en soi, comment les machines peuvent-elles aimer ? De même il faut souligner le côté absurde de la situation de ces machines qui nous ont parlé pendant deux heures environ comme des conférenciers avec des voix de synthèse (en anglais et français) mécaniques, froides avec une présentation minimale (3 laptops côte à côte).

Savoir réellement ce qu’ils se sont dit et nous ont racontés, reste assez incertain… Pourrions-nous réellement comprendre des machines qui nous parlent de leur amours ?

Ils ont dû adopter leur langage à notre vitesse de compréhension : les machines n’échangent pas de la même manière entre elles qu’elles ne le font avec nous.

Le débat de fin le montre : les échanges entre machines, avec leur vitesse propre, sont indéchiffrables par nos oreilles et inaccessibles à notre compréhension.

Le processus des machines quasi-IA repose sur de l’analyse et du découpage sémantique automatisé : selon les événements chacune d’entre elles utilise et puise dans des textes de recherche sur les rapports humain-machine à sa façon. Le résultat est déroutant, chacune des machines développe sa propre sémantique, sa conférence sur le sujet.

Dans le débat de fin, les trois machines argumentent, au départ de façon compréhensible pour l’humain. Ensuite elles oublient le public et s’expriment à une vitesse qui permet uniquement l’échange entre elles.

Une journée d’atelier pour se libérer des carcans technologiques des multinationales de la silicon valley, un “guerir numérique” littéralement, pour appréhender un certain malaise dans l’utilisation des nouvelles technologies.

 

Pendant une journée des intervenants de l’association et des invités ont créé un espace d’échanges sur l’utilisation de technologies libres pour la création.

Ils ont évoqué le système informatique libre, Gnu/Linux, en passant par le hacking de machines ou encore par la façon d’utiliser des logiciels libres de programmation avec l’objectif de créer des installations ou des performances originales. Tous les participants ont pu découvrir ces outils et se libérer du carcan des systèmes propriétaires : la santé numérique en passe aussi par la libération des pratiques.

Si Apo33 a proposé cette journée du libre c’était aussi pour échanger sur les outils numériques et la question de leur ouverture. En effet le cloisonnement de nos outils nous empêche de penser de façon plus approfondie ces pratiques de la technologie.

Un cadre restreint nous contraint à une forme de pensée unique.

Le guérir numérique est aussi une façon de prendre du recul avec nos façons d’utiliser la technologie.

L’exposition DNA to NSA de Gisle Froyland and Maite Cajaraville, un biolab “DIT” pour mieux appréhender nos rapports à l’écriture du génome et les enjeux de santé, de contrôle et d’exploitation commerciale qui se cachent derrière.

 

Cette question concerne chacun d’entre nous et touche à la question de la protection de notre génome, à la fois sur le plan d’une meilleure compréhension du public des rapports santé et ADN, mais aussi sur la sauvegarde de notre code génétique. L’installation DNA to NSA a un rapport simple à la représentation de l’ADN via un système de révélation du code visuellement.

Grâce à la déconstruction biologique de quelques crachats de chacun dans un verre et une solution basée sur du jus d’orange, de la vodka et quelques autres révélateurs chacun peut visualiser son ADN. Un côté bricolage, instantané qui tend à mettre en valeur la démarche plus qu’un certain résultat.

La visualisation et le son sont en relation mais pas connectés et représentent une base de données des collections de codes génétiques collectés depuis plusieurs décennies (voir au delà) de la population de l’Islande. Ce flux se déroule sans fin et le son est une interprétation directe de ces données. Une opération simple renvoie les données vers la carte son pour créer une musique de data, proche de sons bruiteux légèrement granuleux.

S’il y a de toute évidence une démarche, un processus, le résultat pourrait être un peu plus mis en valeur et certaines formes mises en relation.

Les questionnements sont liés à la privatisation et la fermeture du code génétique humain. Source fondatrice, ce code devient un enjeu global extrêmement sensible : à qui appartient-il ? A priori la réponse paraît évidente : notre code génétique nous appartient. Pourtant d’un point de vue légal on ne sait pas s’il nous appartient ou s’il appartient à l’entreprise qui les collecte !

Cette installation nous amène à penser à ce sujet, comme Tranzion, Cure yourself II : nous avons affaire de nouveau à la manipulation et la compréhension de notre corps au niveau moléculaire. On aurait pu imaginer que la mixture finale proposée dans l’installation avec l’ensemble de l’ADN des participants, aboutisse à une manipulation et une collection d’un nouveau genre, l’ADN globalisé, transformé en un nouveau code libre et interconnecté. Si la narration est là, la recherche reste encore à se développer et nous en restons à un questionnement à la fois sur ce sujet mais aussi sur la création d’un biolab DIY : comment cela s’opère réellement la recherche et la mise en place du biolab? Comment cela apparaît-il dans une proposition artistique? et Enfin comment cela se transmet-il à chacun pour devenir un processus qui peut se multiplier? De nombreuses questions restent-encore à travailler dans le projet.

Exposition et séances  de concentration artistique et mentale pour un cinéma qui explore les possibilités de contrôle sonore et visuel par les ondes cérébrales.

 

Une autre expérience à citer est celle proposée par le collectif Apo33, dans la continuité de leur projet Thêta Fantômes qui connaît un grand succès international ! “futurs cerveaux” propose au public de contrôle du son et des couleurs projetés sur un écran grâce à leurs ondes cérébrales. Le moyen est de rentrer dans un état méditatif qui permet de contrôler au plus juste la composition sonore et le déroulement c’est à dire les changements subtils de couleurs.

L’intérêt de cette proposition réside dans la façon dont le public se place et participe à l’expérience : à la fois révélateur de leur propre capacité/incapacité à méditer, à se laisser aller mais aussi de leurs possibilités d’aller vers cette forme de relaxation et de détente qui est aussi un outil d’aide à la guérison. Non qu’elle soit une médecine en soi mais une façon de prendre le temps, de trouver un espace pour soi, de se concentrer sur l’essentiel dans notre énergie, dans nos possibilités de maîtrise du corps. De moins en moins cette façon d’opérer n’apparaît comme quelque chose de superflu ou comme une supercherie.

Nous savons aujourd’hui que nous sommes capables de manipuler bien plus avec notre esprit que notre corps que nous l’imaginons par le passé.

Le savoir peut être parfois basé sur la répétition d’une forme de connaissance approfondie de multiples façons. L’être humain est aussi capable de bien plus et nous sous-utilisons nos possibilités en nous laissant guider par des formes d’enfermements familiers qui prennent formes au sein même du système éducatif, de la cellule familiale, de l’entreprise et en permanence contrôlé par un pouvoir politico-industriel dont les intérêts ne sont pas ceux de la libération de l’être mais qui se dirigent de plus en plus vers une surveillance et un contrôle le plus obtus qui soit.

Créer des espaces de soins artistiques sont nécessaires pour l’équilibre. L’ouverture au monde est nécessaire pour chacun d’entre nous.

 

Une harmonie des sphères, les sons du cosmos et la recherche d’une écoute spatiale. L’exposition d’Extrasystole comme un mouvement au delà de la sphère planétaire, un rapport à la narration des étoiles.

 

Depuis plusieurs mois, Extrasystole travaille sur un projet en lien avec la radioastronomie et l’observatoire de Lancay entre Orléans et Bourges. Leur but est de créer une forme plastique en lien avec des sons du cosmos. Après une première résidence en janvier, Extrasystole revient proposer une exposition pendant Digital Antidote.

Il ne s’agit pas de parler directement du “guérir numérique” mais de se projeter au delà du corps, au delà de la question numérique et de la santé, de penser l’être dans une perspective plus large : sa place dans l’univers. Nous ne sommes pas régis par les seules lois de notre société, imposées par la politique et la justice. La terre et l’univers sont des forces et un milieu qui agissent sur notre être au plus profond, à la fois comme unité avec la constitution physique matérielle de notre chair mais aussi avec l’esprit qui navigue au delà de cette limite physique.

Cette exposition représente en partie cette tentative de dépassement et de recherche des relations univers, sono et sculpture. Ces rapports à l’univers se développe par une transposition plastique, sensible, d’une recherche scientifique, plutôt abstraite en apparence, qui soit en lien avec la transmission de questionnements et d’une pensée.

 

Sonorité percussive lente qui place le silence au coeur des mouvements, une pensée vers l’intérieur. Avec une création du musicien Z’EV Une musique qui permet le recentrage. Un lien entre yoga, médiation et sonorités bruitistes, un paradoxe ? Performance de Myriam Gourfink et Kasper T Toeplitz

 

Tant d’invités de prestige en un moment rapide, furtif et tendre rempli de propositions fortes : Myriam Gourfink et Kasper T Toeplitz ont invité le public dans plus de cinquante minutes de danse ultime qui révèle la puissance de leur collaboration.

Mettre au même niveau danse et musique sans hiérarchie de mise en scène peut paraître évident mais avec le grand retour du tout spectacle et du conservatisme culturel qui cherche à protéger ses espaces de confort, une telle façon de procéder relève de la provocation.

Une vidéo se déroule en arrière plan et sur les performeurs, brindilles numériques et étoilement de formes 3D (réagissant aux sons et aux capteurs de mouvement?).

La danse repose sur des mouvements lents, nourris de longues séances de yoga que Gourfink exécute plus de 5 heures par jour ; un corps construit par la mise en condition, une recherche du geste proche des nuages bruiteux et granuleux de Toeplitz, un déroulement progressif sans à coup,  étiolé comme une traversée du désert, à la fois délicat et brutal dans la mise à plat des forces en présence : présence marquée de la musique et un corps qui combat et mute avec l’élément du praticable (table utilisée pour le spectacle).

Ils sont suivis par une création du percussionniste Z’EV avec l’orchestre de percussion nantais Orgone.

Sévèrement blessé dans un accident de train aux Etats-unis, il a fait son grand retour à Nantes et en Europe de façon plus large. Et ce fut tout simplement une régénérescence ! Composée de plusieurs mouvements, la pièce de Z’EV plonge la percussion au plus loin de sa recherche : comment renouveler l’écriture de la percussion aujourd’hui ? la limite de la pratique percussive est-elle atteinte ?

A l’écoute de cette pièce on ne peut le penser. Contraste fort avec la performance précédente, celle de Zorgone  (Z’ev + orgone) a pourtant des éléments de comparaison avec la prestation précédente notamment cette similitude à vouloir montrer les liens entre détente, tension et lâcher prise dans la musique. Se laisser bercer, évoluer dans le mouvement spatial des percussionnistes (7 en tout) qui environnent le public et lui proposent une écoute fine, au plus profond d’une spatialité renouvelée, acoustique, à l’attention du détail, se révèle comme une cure de jouvence où chacun peut se laisser déposer, plonger au plus profond de soi et tendre vers une zone de rêve qui ne soit pas une marche forcée.

Les percussions de Z’EV : recyclage de casseroles et plats en inox, maracas, mélangés à l’instrumentarium d’Orgone : grosse caisse symphonique, Tam Tam, grosse caisse et autres raretés deviennent le coeur qui bat de cette orchestration de métal et de peaux qui se déplie lentement dans l’espace de projection, brisant dans l’instant les chaînes de la société du spectacle. Le son devient cosmique, les percussions des étoiles qui brillent et nous enchantent les oreilles.

 

Emotion commune, jeux interactifs : une nouvelle façon de jouer ensemble et de dépasser son rapport aux émotions et au numérique avec Shu Lea Cheang. Un film pour imaginer un futur sans sida, au delà de la maladie, quelle vision?

 

Shu Lea Cheang  est une artiste des arts numériques, digital art, qui travaille aux frontières des médiums, utilisent autant le “live cinéma” que l’installation interactive ou la performance collective et  le trash porn libérateur. Dans cette carte blanche, Cheang a proposé son jeu artistique UKI où les participants doivent ensemble faire évoluer une plateforme sonore et visuelle, des sortes de virus et sonorités multiples composés de bruit noir, de fréquences modulées, filtrées et transformées selon l’émotion collective.

En effet les participants doivent tenter (de 2 à 8 joueurs) de rentrer dans un état commun où chaque maîtrise de leur émotion comme entité collective provoque des changements dans le jeu et permet de passer des étapes et d’entendre de nouveaux sons.

Ce qui est intéressant dans UKI c’est le rapport machine, émotions, composition sonore et création collective. Les participants sont en même temps acteurs et interprètes d’un jeu où les règles ne sont pas, à l’instar d’un jeu classique, écrites à l’avance : en fonction de comment les participants échangent ensemble sur la façon d’opérer le jeu et de comment peuvent-ils accorder leur émotions ressenties ou même souvent comment être à l’unisson dans l’action, l’état et le mouvement pour activer les différents niveaux du jeu pour ainsi gagner ou dans le cas d’un échec du game over.

Les sensors captent en temps-réel différentes données de votre pouls, circulation sanguine et signaux électriques traversant le poignet. Ces données sont ensuite envoyées à un ensemble de patch/programme/algorithmes qui analysent et redirigent les flux de data vers la manipulation de différents sons synthétiques et vers les commandes visuelles, mappés sur le sol et les écrans, représentées par des globules rouges en mouvement et un cercle où chaque participant peut voir son adaptation à la partie en cours.

 

La microtonalité, la musique comme médecine sonore, la paix intérieure avec  Deborah Walker, Eliane Radigue et Rona Geffen.

 

Déroutante fût la soirée organisée par Apo33 à la Plateforme Intermédia le mercredi 15 novembre. Non seulement par les invités présents mais aussi par un environnement saturé, dégoulinant de variétés et de loisirs culturels, soirée pop et fête privée sous les nefs qui ont eu l’effet de révéler la beauté à travers un écran de laideur.

Cela en soit ne dit rien, c’est devenu une forme de quotidien dans ces lieux dédiés aux loisirs touristiques mais au milieu de tout cela une soirée avec des musiques pénétrantes, envoûtantes, fragiles, ouvertes à une écoute délicate, propice à la compréhension de l’autre.

 

Rona Geffen à ouvert ce champ de l’écoute par un ensemble de jeux de diapasons échantillonnés en direct sous forme de nappes de fréquences oscillantes, parfois ponctuées de chants et de percussions proposant à l’auditoire une forme de séance de guérison sonore. En effet, elle nous amène, comme une shamane, vers une détente de l’esprit, vers un laisser-aller où chacun peut se retrouver. Amplifie le son est cristallin, pénètre tendrement les oreilles et vous laisse dans un temps d’entre-deux apaisant.

Le guérir sonore s’il en est, reflète aussi une certaine forme de mise en situation et de proposition, liée à l’espace d’écoute de chacun.

Il ne s’agit pas tant de volume que de façon d’utiliser le son, de compréhension de l’autre et d’échange à travers une mise en forme des sons.

Après une légère pause, Deborah Walker interprète OCCAM VIII de la compositrice Eliane Radigue, mère ultime de la musique électronique, microtonale et minimaliste. Elle fait figure de point d’articulation dans les nouvelles musiques et la pratique des sons électroniques. Précurseure d’une approche du son par l’écoute et par la composition de type “musique concrète”, elle travaille depuis plus d’une décennie avec des instrumentistes (Kasper T Toeplitz, Onceim, Deborah Walker…) à l’interprétation jouée live par des musiciens. Deborah walker joue une pièce pour violoncelle, d’une délicatesse à fleur de peau, où la finesse d’exécution se reflète dans la façon de rentrer dans le son et d’en sortir, en murmurant le violoncelle, éraflure légère des cordes, du bois. Il faut tendre l’oreille pour percevoir la vibration et cela nous  réjouit.

De là nous, audience, sommes placardés aux murs de rythmique entre salle rock pop et boum boum de night club privatisé par des séquences basiques de basses venant écraser littéralement la pièce de Radigue. Le résultat en soi n’est pas inintéressant, au contraire, une certaine beauté dans la laideur de ce qui nous environne : la fragilité d’une musique malmenée par sa contrepartie populaire/iste.

Ce coin d’existence, ce “cocon” nous dira Deborah, a tout à fait sa place dans ce quartier des loisirs et de l’industrie culturelle. Il fait office d’îlot de diversité et de résistance artistique. Il serait parfois plus facile de se replier dans un sanctuaire protégé et d’ignorer ce monde là mais quelque chose de fort se passe dans cette confrontation dans ce dernier bastion de l’écoute où un espace est donné à de toutes petites choses, des détails qui nous enrichissent par leurs effleurements.

Un espace, la plateforme intermédia, une programmation Digital Antidote pour sentir cette caresse du son, pour se laisser enfin apaisé, loin de la violence métrique des pauvres mixages du DJ et de la foule occupée à danser comme en boîte de nuit, pour l’occasion privatisée où sécurité rythme avec interdit et où les barrières ferment un espace de passage habituellement ouvert sur la ville.

La composition d’Eliane Radigue, “Océan” a toute sa place ici : elle révèle de façon extrême l’absurdité de la situation. Par la violence que la musique subit, le minimalisme prend un sens réel dans cette opposition de phases, une composition au delà de Radigue naît, celle de l’auditeur en proie aux interrogations : la musique est-elle détruite ?

propose -t-elle une forme d’alternative ? et si cette tension ne nous permet pas de prendre conscience de l’espace lui-même, il existe une musique spatiale par défaut où les corps font aussi partie de l’interprétation.

 

Une rencontre aux limites de l’écoute, une pensée de l’écriture sonore au delà de l’expression romantique, une distance qui permet de mieux s’accepter, un forme de guérison des sens par la plongée dans le micro-son avec AMM, Formanex et Onsemble.

 

En ce début décembre, nous entrons dans une recherche sonore à la limite de l’écoute. Comme pour Eliane Radigue le travail mené par AMM, Formanex et Onsemble semble se déplacer vers l’écoute et la compréhension de l’autre à travers la musique.

AMM est un des groupes fondateurs de la musique improvisée, expérimentale et contemporaine. Depuis les années 60 cette entité musicale prône l’ouverture sonore et le croisement des genres au delà de l’expression personnelle pour rompre enfin avec le romantisme pesant dont notre société a du mal à se détacher, une façon de se concevoir en tant qu’être uniquement centré sur soi et ses émotions. Prendre de la distance avec l’émotionnel  dans la musique permet aussi une certaine distance avec le faire, l’écoute et la situation de concert.

Dans le concert proposé à Nantes, AMM a travaillé avec deux ensembles de musique : Formanex et Onsemble. Le trio anglais avait déjà joué avec Formanex il y a 16 ans à Nancy pour le festival “Musique Action” mais ils ne s’étaient pas rencontrés depuis.

Un CD a été édité et les artistes ont construit un parcours atypique pour chacun, avec des spécificités communes : rapports entre acoustique et électronique, guitares préparées.

Sur scène les deux trios ont joué ensemble une composition de Cornelius Cardew «Treatise». Ils ont joué une page de la partition globale composée de 180 pages. Une première partie en sextet pendant une vingtaine de minutes puis Formanex s’est retiré pour laisser la place à AMM en trio. La musique fut jouée dans une cohésion quasi-parfaite, sans dérapage mais juste assez pour construire une écoute et une circulation des sons à la mesure de la partition : une descente dans l’écoute profonde de chacun des instruments, du détail des espaces et de l’acoustique sec de la salle, une concentration sur la structure, une clarté de jeu limpide et fascinante.

Après une pause, AMM et Formanex sont revenus agrandis avec plusieurs autres musiciens du Onsemble pour une performance collective sur une nouvelle page du «treatise» de Cardew. Là encore un sans faute, un jeu commun sans faille, très proche d’une parfaite entente entre tous les musiciens sur scène, une douzaine environ. Personne n’a jamais pris le dessus pour exprimer son égo, tout le monde fut à l’écoute de chacun, 40 minutes non-stop d’une musique qui travaille le détail des sons et l’articulation claire de la composition dans le temps. L’auditeur est plongé dans son écoute et sa réception au coeur de l’événement et de l’interprétation ; une immersion au plus profond de la musique et de sa résonance avec nos êtres communs, non plus seulement pour une consommation individualisée et un plaisir égo-centré sur ses émotions, un son détaillé de l’écoute et une interprétation musicale au plus près de tous.

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Entretiens Digital Antidote

 

Deborah Walker

 

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

 

Je m’appelle Deborah Walker, je suis violoncelliste, installée à Paris depuis 2004.

 

Quel est votre parcours ?

 

Je suis née en Italie, j’ai commencé le violoncelle à l’âge de huit ans, au conservatoire de ma ville natale, Reggio Emilia. J’ai évolué dans un contexte musical très divers. Adolescente, je jouais du classique dans un ensemble local, mais aussi du rock avec des groupes de la région. En tant qu’élève au conservatoire je participais régulièrement à des projets de musique contemporaine. Plus tard, j’ai participé à des stages d’improvisation avec des musiciens comme Vincent Courtois, Joëlle Léandre, Markus Stockhausen. Après avoir obtenu mon diplôme je suis venue à Paris pour étudier avec Agnès Vesterman. A Paris je suis rentrée en contact avec le milieu de la musique contemporaine et expérimentale et en 2007 j’ai intégré l’ensemble Dedalus.

 

Pourquoi avoir choisi d’interpréter la pièce OCCAM VIII d’Eliane Radigue ?

 

 

  • C’est Julien Ottavi qui m’a proposé de jouer OCCAM VIII dans le cadre de Digital Antidote. Cette composition s’inscrit dans le projet OCCAM OCEAN, qui comprend à présent plus de cinquante pièces, du solo jusqu’au grand ensemble. Eliane Radigue raconte ainsi la genèse de ce cycle : « L’idée m’est venue en m’inspirant d’une grande peinture murale que j’ai découverte en 1973 au Musée d’histoire naturelle de Los Angeles. Celle-ci montrait le spectre d’ondes électromagnétiques présentées dans l’ordre décroissant des longueurs d’ondes mesurables. Dans ce vaste spectre, il existe une minuscule zone légèrement inférieure à 100 Hz et légèrement supérieure à 10  KHz, que certaines espèces de la planète ont transformée en “sons”. Plus tard, j’ai découvert des parallèles intéressants avec mes réflexions sur Guillaume d’Ockham et son fameux “rasoir d’Ockham”. Son “principe de simplicité” a été adapté et utilisé par de nombreux artistes et créateurs.  Enfin, je me suis souvenue d’un récit de science-fiction qui évoquait l’existence d’un océan mythique. Le titre du roman, “Le Rasoir d’Occam”, m’est resté en mémoire, ce qui explique l’orthographe que j’ai retenue. Il semble en réalité que l’océan, avec ses nombreuses vagues, nous permette symboliquement d’être en contact avec un large spectre d’ondulations, s’étendant de la houle en haute mer jusqu’aux ondelettes des journées d’été. Ceci explique la structure globale du projet.»