mai 2005
Pour tenter de montrer la relation entre mon travail philosophique et mon implication dans un collectif artistique dont l'outil principal sont les nouvelles technologies de la communication
Il s'agit du collectif APO33: http://www.apo33.org je voudrais partir d'un exemple: il s'agit du Leviathan de Thomas Hobbes. En 1651 Thomas Hobbes, philosophe anglais, publie Le Leviathan, ouvrage qui va être au fondement de la théorie de l'Etat moderne. Hobbes alors très proche du roi Charles Ier, écrit ce texte dans un contexte de guerre civile (guerre de religions) en Grande Bretagne et en Europe. La théorie du Leviathan représente une tentative de réponse à une situation de crise politique et un appui théorique à la constitution d'une nouvelle forme de pouvoir: celui de l'Etat moderne qui vient supplanter le pouvoir monarchique.
Or la publication de ce texte est accompagnée d'un frontispice qui représente sous la forme d'un dessin / d'une image allégorique la forme de ce nouveau pouvoir. Cet ouvrage est donc constitué d'un triple aspect: le texte théorique, le titre « Leviathan » qui fait correspondre le pouvoir naissant de l'Etat moderne à un symbole, celui d'un monstre marin biblique et une représentation dessinée de ce Leviathan qui articule le symbole du titre au contenu du texte.
Je voudrais me pencher sur la relation de l'image (forme plastique) au concept.
Le dessin du frontispice argumente sur 2 niveaux. Je me pencherai ici brièvement sur sa moitié supérieure
La moitié inférieure est composée par une série d'images symboliques: elle montre un paysage du monde dominé par le buste d'un colosse à figure humaine, à peine sorti des eaux de la mer et se dressant jusqu'au ciel. Le géant porte une couronne; il tient dans sa main droite une épée levée et dans la gauche une crosse d'évêque. Il surplombe un paysage partagé entre une campagne et une ville en hauteur sur une colline (représentée en avant-plan). La ville est à la fois le territoire où s'élève et le miroir où se projette ce géant. Ce Sujet, qui représente le pouvoir naissant, a ceci de particulier qu'il est constitué par une multiplicité de corps: ce sont les citoyens qui ayant passé contrat entre eux pour s'unir dans un corps politique qui les transcende tentent d'échapper à la guerre de tous contre tous de l'état de nature.
La question posée par ce frontispice, c'est pourquoi est-ce qu'un philosophe n'a-t-il pu se représenter l'Etat sorti des guerres de religions qu'à condition de se le représenter, c'est-à-dire d'en donner une traduction visuelle ? Pourquoi la théorie de l'Etat élaborée par Hobbes nécessitait-elle la production d'une image (allégorique et plastique) ?
Ce dessin a été commandé par Hobbes à un dessinateur très important de l'époque: Abraham Bosse. Ce dessinateur fait parti des artistes qui ont porté à son achèvement la représentation en perspective. Il est produit à un moment de l'histoire qui voit le développement d'une nouvelle manière de représenter le monde (la perspective) et l'apparition de toute une série de dispositifs optique qui vont permettre la définition de cette nouvelle forme de représentation: camera obscura, microscope, télescope, verres perspectifs… Or ces dispositifs optiques, et le regard qu'ils inventent, interviennent directement dans la construction théorique de la pensée de Hobbes. L'ouvrage s'ouvre sur une théorie de la représentation à travers une analyse du phénomène de la mémoire pour s'achever sur la théorie de la représentation étatique.
Le concept: Le Leviathan comme Etat
“ La nature, qui est l’art pratiqué par Dieu pour fabriquer le monde et le gouverner, est imitée par l’art de l’homme, qui peut ici, comme en beaucoup d’autres domaines, fabriquer un animal artificiel. Puisqu’en effet la vie n’est qu’un mouvement des membres, dont l’origine est dans quelque partie interne, pourquoi ne pourrait-on dire que tous les automates (ces machines mues par des ressorts et des roues comme une montre) ont une vie artificielle ? Car, qu’est-ce que le coeur, sinon un ressort, les nerfs, sinon autant de courroies et les articulations autant de roues, toutes choses qui, selon l’intention de l’artisan, impriment le mouvement à tout le corps ? Mais l’art va plus loin en imitant l’oeuvre raisonnable et la plus excellente de la nature : l’homme. C’est l’art, en effet, qui crée ce grand LEVIATHAN, appelé REPUBLIQUE ou ETAT (CIVITAS en latin) qui n’est autre chose qu’un homme artificiel, quoique de stature et de force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et la protection duquel il a été conçu. En lui, la souveraineté est une âme artificielle, car elle donne vie et mouvement au corps tout entier ; les magistrats et les autres officiers judiciaires et d’exécution sont des articulations artificielles ; la récompense et le châtiment par où la souveraineté, attachant à son service chaque articulation et chaque membre, met ceux-ci en mouvement pour accomplir leur devoir, sont les nerfs tout comme cela se produit dans le corps naturel, (…).” Introduction du Léviathan de Thomas Hobbes
Le sujet politique du Leviathan est à la fois un Dieu (sur-homme), un animal (monstre mari) et un automate (horloge): c'est un dieu mortel. Pour Hobbes, l'Etat n'est pas un produit naturel ou donné par Dieu, pouvant être filtré organiquement à partir du vivre-ensemble des hommes, mais une formation contre-nature, à réaliser artificiellement comme ouvrage de l'art. Ce n'est que comme forme artificielle que l'Etat est à même de pacifier la nature destructrice de l'homme.
Ce qui m'intéresse dans cet exemple c'est la relation qui se noue entre une pensée philosophique, une représentation allégorique des concepts centraux de cette pensée et l'intervention de dispositifs techniques dans la définition de ces concepts.
C'est cette articulation que je tente de retrouver à travers mon implication dans le collectif artistique Apo33 dont l'outil principal sont les nouvelles technologies de la communication.
Or dans Apo33 le monstre dont il est question ce n'est plus le Leviathan mais le Poulpe.
L'image: la radio du Poulpe
Le Poulpe est le nom d'un projet artistique que nous développons actuellement
Site du projet: http://poulpe.apo33.org. En tant que forme plastique/sonore le projet du Poulpe correspondrait au dessin du frontispice du Leviathan. Mais cette forme plastique véhicule un concept politique de la même manière que le dessin du frontispice véhiculait le concept de l'Etat moderne. Le projet du Poulpe consiste à créer une radio expérimentale en réseau. Il s'agit de construire un automate virtuel et matériel en réseau qui lie quatre villes, Nantes, Orléans, Bourges et Tours, à travers des échanges de flux sonores. Dans chaque ville nous sommes accueillis dans un lieu dans lequel nous installons des systèmes de captation et de diffusion sonore. Les sons captés dans chaque lieu/environnement sonore sont le résultat des actions des usagers des lieux. Cela pourrait s'apparenter à un système de surveillance, à la différence que ces dispositifs de captation envoient le résultat de leur captation à un automate virtuel qui les transforme et les mixe avant de les rediffuser dans l'espace de la captation et dans les espaces des autres villes de telle manière à en reconstruire l'environnement sonore.
Notre première installation du Poulpe a été présentée au château de Blain. L'installation s'appelait « La Caverne du Poulpe ». Alors que notre action artistique s'était toujours inscrite dans un milieu urbain, nous devions imaginer une proposition qui s'inscrivait dans un château du 14ème siècle en pleine campagne. Notre réponse a été de déplacer un morceau de ville dans la campagne: c'est comme si nous avions découpé verticalement une tranche de la ville, débarrassée des lourdeurs du béton et l'avions transporté dans une des salles du château. Cela ressemblait à une jungle de fils captant et diffusant du son en fonction des personnes qui pénétraient la salle. Le Poulpe était composé de toutes les strates de réseau qui forment une ville: réseau de canalisation, tuyauteries, réseau électrique, réseau métallique, réseau numérique. Chaque strate servait de vecteur à la circulation des flux sonores.
Le concept: le Poulpe comme machines urbaines
Plusieurs données du projet artistique interviennent dans la formation du concept:
_le Poulpe nomme un dispositif de transmission de flux sonore: c'est un corps invisible. L'unité de ce corps est définie par l'ensemble des flux en circulation (des réseaux connectés). Le son, comme forme invisible correspond à la nature de cet être (comme l'image dessinée correspondait à la nature du corps politique du Leviathan). Le Poulpe est un corps invisible qui s'immisce dans une réalité sociale pour la transformer de l'intérieur. Le schéma de la radio communication en constitue le paradigme.
_le Poulpe est un Automate de réseaux, un filet de réseaux dans lequel le corps et l'esprit sont pris. Cette réalité rézomatique constituée par l’ensemble des strates matérielles et virtuelles est ce qu'on appelle l’hyperarchitecture. L’hyperarchitecture c’est de l’architecture hors-sol (comme l’agriculture hors-sol) c’est-à-dire la négation de l’architecture (dans son sens classique) : c’est l’architecture dans le sens informatique (architecture réseau). Ce qui importe ce n’est donc plus la structure qui construit un espace, mais comment un espace est traversé de réseaux et les points de jonction et disjonction qui se créent dans ce réseau de réseaux. Face au Poulpe l'agent est passif : le Poulpe capte et se nourrit des effets et mouvements de l'agent dans l’espace et les transforme en images reproductibles. Il introduit le corps dans un processus de fantomatisation : le corps est pris dans une galerie des glaces où son reflet se dédouble à l’infini (déréalisation du corps)
A l'hyperarchitecture s'oppose l'hyperanarchitecture: sur ce point voir l'article « Qu'est-ce que la CIA? » sur le site d'APO33 rubrique Cellule d'Intervention d'Apo33.. _le territoire du Poulpe est la ville, mais non plus comme miroir du Sujet politique (comme pour le Leviathan). La ville en constitue le corps même. Le Poulpe c'est le panoptisme qui a gangrené l'espace social: ce sont les micro-techniques du pouvoir, analysée par Foucault dans « Surveiller et punir » qui se sont articulées en corps. Avec le développement des technologies numériques, la ville comme machine aliénante, machine industrielle se transforme en machine virtuelle organisant/composant ensemble une multiplicité de processus, d’opérations. L’automate instrumental devient un automate organique. L’automate instrumental était à la fois le corps et l’instrument de ce corps géographiquement/spatialement situé. L’automate organique n’aurait plus de localité déterminée, d’implantation géographique : le Léviathan retourne à la mer et se transforme en Poulpe .
L’oeil du Léviathan, du Dieu-homme, du Dieu fait homme et de l’homme fait Dieu, incarné et représenté architecturalement par la Tour, l’oeil de cet automate divin composé d’hommes changerait de forme : il se démultiplierait et passerait dans l’invisible, sous les mers, sous la forme de dispositifs panoptiques proliférants coupés de leur source centralisée. L’homme-Dieu se transformerait en monstre acéphale ou multi-céphale.
Cet oeil ne serait plus supporté par un corps visible et indivisible. Il tendrait, en se démultipliant, à devenir mobile et à pénétrer partout.
Ce qui se perd alors, c’est l’articulation de cet oeil à un espace propre qu’il embrasse en le délimitant, qu’il reconnaît comme le miroir qui lui renvoie son image. Le monstre étatique ayant conquis la totalité de l’espace ne peut plus se définir sur le fond d’une extériorité. L’extériorité (l'état de nature) lui devient intérieure et le conflit (la guerre de tous contre tous) devient permanent.
L’île se fragmente en radeaux sur la mer.
Cette mutation du monstre produit un nouvel espace (espace-temps), une nouvelle manière de découper l’espace et le temps (entre eaux et terres).
L’Automate s’autonomise de l’espace auquel il s’articulait et qui jusqu’à maintenant l’articulait (en termes architecturaux : on passe de la Tour aux réseaux de communication), et passe dans l’invisible. L’Automate panoptique se transforme petit à petit en machine de déterritorialisation : le territoire se virtualise.
Le territoire se distingue de « l’espace » qui en tant que concept désigne une abstraction. Il se distingue aussi de l’espace matériel, physique et géographique, en tant que construction sociale.
Le territoire désigne une unité spatiale définie par convention. Elle suppose un acteur (une identité collective) qui délimite une étendue par des frontières.
« Le territoire est un espace approprié support d’une identité collective ».
« Le territoire est à la conjonction de l’espace où s’exerce une souveraineté, de l’espace social (définit comme l’imbrication des lieux et des rapports sociaux) et de l’espace vécu (issu des rapports entre la représentation d’une réalité spatiale et des pratiques quotidiennes)
http://www.ac-versailles.fr/pedagogi/gephg/pedagogie/premieres/territoire.htm
Dire que le territoire se virtualise c’est dire qu’il y a un décrochage entre la configuration spatiale que dessine une collectivité humaine et le découpage géographique de l’espace, que la configuration spatiale que définit une communauté humaine n’est plus déterminée par une délimitation géographique. C’est aussi dire que l’unité sociale qui structure l’organisation politique moderne est radicalement en train de changer : que nous sortons de la configuration Etat-nation/Peuple pour entrer dans une nouvelle configuration politique, idéologique, scientifique et symbolique.
Cette nouvelle configuration forme les « machines urbaines »
Certains passages de ce texte sont extraits d'un article, publié sur le site APO33 rubrique Atelier de réflexion et transmission philosophique, intitulé « Machines Urbaines ».