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 +**Le cinémade l’observation de Phill Niblock**
 +JUAN CARLOS KASE
 +
 +Bien loin des traditions artistiques du cinéma expérimental et des
 +idéologies orthodoxes du documentaire, Phill Niblock s’est fait le pionnier
 +d’une pratique extraordinairement prolifique de film indépendant qui reste
 +sans précédent conceptuel. Sa filmographie comporte plus de quarante
 +heures de film 16 mm et de vidéo, tournées pour la plupart dans des lieux
 +très reculés, du Lesotho à Chengdu. L’ampleur de ce travail n’a d’égale que
 +sa singularité stylistique : les films de Niblock évitent soigneusement tout
 +montage, toute manipulation photographique, témoignant une volonté de
 +situer sa pratique d’observation artistique au sein d’un espace de réprésen-
 +tation dépouillé, simplifié. Depuis le début des années 1970, ses films mani-
 +festent une grande uniformité de contenu ; l’imagerie autour de laquelle
 +se construisent ses longues prises de vue est celle de textures organiques,
 +qu’il s’agisse de la vie des plantes, du corps ou du visage humains.
 +Observation neutre et rigoureuse, le travail filmique de Niblock se révèle
 +visuellement direct et précis, dénué d’intentions réthoriques explicites ou d’ob-
 +jectifs idéologiques. Sans prétention aucune, l’artiste décrit ses films comme
 +des œuvres basées sur « l’image de la réalité ». Dans un essai influent de 1966, la
 +critique Susan Sontag décrit de quelle manière le cinéma permet d’atteindre
 +une sorte de transparence conceptuelle : « il existe une autre façon, idéale, de
 +lutter contre l’interprétation : réaliser des œuvres d’un grain si lisse, d’un élan
 +si vif et si spontané, qu’il deviendrait impossible de voir en elles autre chose
 +que ce qu’elles sont. Mais est-ce possible dès maintenant ? Cela se produit au
 +cinéma, il me semble. » 1 Sontag aurait très bien pu faire référence à Niblock,
 +même si ce n’est pas précisément le cas ; sa prose capture à la perfection la
 +sensibilité qui opère au cœur de ce rigoureux travail filmique d’observation. 2
 +période, la critique de Sontag porte
 +souvent sur les nouvelles formes
 +hybrides d’art expérimental directement influencées par le milieu culturel
 +qui nourrira aussi les premiers travaux musicaux et filmiques de Niblock.
 +
 +
 +FILM & MEDIA SECTION
 +
 +Entre les films et la production musicale de Niblock, minimaliste
 +et austère, la comparaison est inévitable : les stratégies esthétiques qu’il
 +emploie dans ses pièces musicales et dans sa production cinématographique
 +trahissent des corrélations évidentes qu’on ne peut ignorer. Dans chacune
 +de ces deux approches, le point crucial est la mise en forme rigoureuse
 +d’une expérience sensorielle réduite à ses conditions les plus élémentaires.
 +Diffusées en public, de telles œuvres offrent au spectateur une sorte de ren-
 +contre ouverte, ce qui peut les rendre difficiles à interpréter, comme le sug-
 +gère Sontag : en effet, dans toute leur simplicité, elles se dérobent à l’analyse.
 +Le cinéma de Niblock, tout comme son art sonore minimaliste, fait preuve
 +à la fois de de rigueur conceptuelle et de simplicité, brouillant toute inter-
 +prétation. Ces films récalcitrants échappent à toute évaluation critique,
 +car, comme le suggère le critique Tom Johnson, « il est à peu près aussi difficile
 +de décrire le style visuel de Niblock que son style musical. » 3
 +Dans un film, Niblock s’attarde sur des gouttes d’eau tremblant légèrement
 +sur une feuille verte ; dans un autre, il cadre avec soin des pêcheurs retirant
 +le limon de leurs filets ; dans un travail plus récent, il présente le témoignage
 +ininterrompu, conservant cette fois-ci le son d’origine, d’une jeune Chinoise
 +racontant sa confrontation, enfant, avec le suicide de l’un de ses voisins.
 +Si les sujets de ses films varient, ceux-ci manifestent une orientation sty-
 +listique sous-jacente et une sensibilité conceptuelle certaine. En dépit de
 +l’absence de mise en scène ou de protocole lors des prises de vue, les images
 +révèlent une telle discipline d’observation, une intention si singulière, une
 +posture visuelle et une composition si élégantes, que la spontanéité de leur
 +production s’en trouve contredite. Avec une grande rigueur formelle, une
 +précision de la vision, Niblock entreprend une vaste expérimentation ciné-
 +matographique dont la cohésion thématique et philosophique rivalise avec
 +celle de sa musique. Sa production filmique depuis le début des années 1970
 +constitue un corpus d’œuvres qui reste encore à intégrer dans l’histoire du
 +cinéma indépendant.
 +Après quelques incursions, dans les années 1960, dans le domaine du
 +film underground — avec des travaux formateurs explorant tour à tour les
 +formes narratives (Morning, 1966-69), les associations abstraites (The
 +Magic Sun, 1966-68) ou la manipulation de la représentation (Dog Track,
 +1969) — le travail filmique de Niblock commence à prendre une certaine
 +direction esthétique et conceptuelle. 4 La singularité de sa vision cinémato-
 +graphique découle peut-être d’une construction autour d’un noyau récurrent :
 +l’utilisation, durant toute sa filmographie, de la caméra comme outil d’observation, limitant, minimisant, inhibant tout propension de ce médium
 +aux envolées poétiques ou à l’expressivité plastique. Avec THIR (1971),
 +la série The Movement of People Working (1973-91) et Anecdotes from Childhood
 +(1986-92), il dresse une véritable cosmologie cinématographique, selon
 +des règles tout aussi singulières et déterminées que celles de ses expéri-
 +mentations sonores. Bien que l’on puisse concevoir la production filmique
 +de Niblock comme un accompagnement visuel à ses innovations musicales
 +mieux connues, ces œuvres méritent leur propre considération critique
 +et historique.
 +
 +ORIGINES  CROISÉES
 +
 +« C’était une période très intense [...] j’allais voir beaucoup de concerts,
 +des performances, de la danse. Quand j’ai commencé à faire des films,
 +je travaillais avec Elaine Summers. Puis j’ai fait beaucoup de choses avec
 +le Judson Dance Theater, j’y allais tout le temps. J’ai fait des films pour beau-
 +coup de danseurs durant cette période, entre 1965 et 1970. Je développais
 +également des environnements interactifs. »
 +Dans la deuxième moitié des années 1960, Phill Niblock participe et assiste
 +avec enthousiasme aux développements les plus captivants de la culture
 +performative new-yorkaise. Le raz-de-marée artistique de l’expérimentation
 +interactive, interdisciplinaire et multimédia — ce qui inclut toutes sortes
 +d’hybridations inédites, telles le happening, l’expanded cinema, la perfor-
 +mance interactive ou encore le théâtre expérimental — représente alors un
 +registre novateur de rencontres entre des formes artistiques considérées
 +jusque-là par la critique américaine comme des disciplines indépendantes,
 +isolées. Les œuvres majeures de cette mouvance mettent souvent à l’épreuve
 +divisions disciplinaires et spécificité du médium, en mêlant, sur un même
 +plan, différents média, dont la performance et diverses technologies audio-
 +visuelles. Des artistes comme Allan Kaprow, Robert Rauschenberg, John
 +Cage, Claes Oldenburg, Jim Dine, Robert Morris, Carolee Schneemann,
 +Andy Warhol, Nam-June Paik, Robert Whitman ou Yvonne Rainer étudient
 +toutes sortes de média, dont la peinture, la sculpture, le cinéma, la vidéo,
 +la musique et la danse, mais étendent les frontières de leur art afin de remettre
 +en question les valeurs de la critique et de lever le voile de l’interprétation
 +que celle-ci avait jeté sur l’œuvre des artistes américains de la génération précédente. Cette mutation dans les énergies culturelles d’après-guerre,
 +que Sontag qualifie de « sensibilités nouvelles » 5 , ruinera les impératifs
 +puristes de la critique moderniste, qui s’était appliquée, derrière Clement
 +Greenberg et son disciple le plus influent, Michael Fried, à bien séparer
 +les différentes formes d’art, avec un accent mis de manière presque puritaine
 +sur la spécificité du médium. À la grande consternation de ces critiques,
 +au sein du mouvement intermédia de la deuxième moitié des années 1960,
 +les peintres se tourneront vers la performance, les compositeurs expérimen-
 +teront avec les formes théâtrales, et les danseurs s’approprieront les outils du
 +cinéma. C’est dans ce milieu que l’identité artistique de Niblock mutera de
 +celle de photographe à celle de cinéaste, puis de compositeur, et enfin d’ar-
 +tiste intermédia. Sa production artistique est sous-tendue dans sa totalité
 +par l’héritage critique de cette époque.
 +Dans les années 1960 et au début des années 1970, Niblock collabore avec
 +des artistes et des chorégraphes associés au Judson Dance Theater au sein
 +de nombreux projets. Dans cette atmosphère socio-artistique particuliè-
 +rement palpitante, il lui arrive souvent de tourner des films pour des dan-
 +seurs, qu’ils incorporent ensuite dans leurs performances. De 1968 à 1972,
 +il présentera quatre projets intermédia (certains en plusieurs versions) dans
 +différentes lieux de New York, intitulés Environments I, II, III et IV. Chacune
 +de ces œuvres combine projections multi-écrans, danse, projections de
 +diapositives couleur de 35 mm et musique composée pour l’occasion (dif-
 +fusée sur bandes, et quelquefois interprétée par des musiciens). D’une per-
 +formance à l’autre, les relations, les interactions et les hiérarchies entre les
 +différentes formes artistiques sont en constante mutation, suggérant la
 +flexibilité de fonction de ces différents média, leur instabilité, leur ouver-
 +ture structurelle.
 +L’œuvre qui inaugure cette entreprise interdisciplinaire sera présentée
 +pour la première fois à la Judson Church, en décembre 1968. Elle mêle
 +film et danse, et marque de manière significative les débuts du travail
 +de compositeur de Niblock, qui y présente une pièce qu’il a composée et
 +enregistrée sur l’orgue de la Judson Church. Ce cycle inclut Cross Country
 +(Environments II), qui montre des images qu’il a tournées en sillonnant les
 +États-Unis sur sa moto, et Hundred Miles Radius, filmé dans un rayon de
 +100 miles autour de Clinton, dans l’état de New York. La dernière œuvre
 +de cette série est THIR (ou Ten Hundred Inch Radii, Environments IV, 1972),
 +une performance comprenant plus de deux heures de prises de vues de la
 +nature, filmées par Niblock en 16 mm dans les monts Adirondacks, dans
 +le nord de l’état de New York. La première présentation publique de ce tra-
 +vail, qui aura lieu en 1972 à l’Everson Museum de Syracuse, inclut également
 +de la musique enregistrée pour l’occasion, diffusée indépendamment du film,
 +ainsi que des sections de danse simultanée (avec Ann Danoff et Bar-
 +bara Lloyd) . Les films sont montrés sur un écran de douze mètres de
 +large sous la forme d ’un tryptique d ’images en mouvement de trois
 +mètres par quatre. THIR est une œuvre saisissante, importante, qui
 +parmi les premières expérimentations de Niblock, restera l’une des plus
 +captivantes, offrant une véritable immersion dans le film, la musique
 +et la danse.
 +Si THIR fut créé en tant qu’élément à intégrer dans un environnement
 +intermédia, il n’en reste pas moins l’un des films majeurs de Niblock, initiant
 +un mode de travail totalement voué à l’observation. Dans sa forme abrégée,
 +THIR dure environ quarante-cinq minutes et comprend trente plans diffé-
 +rents, qui n’apparaissent chacun qu’une seule fois. Ils durent tous un peu
 +plus d’une minute, ce qui est plutôt long, quel que soit le référentiel. Cette
 +insistance dans la durée des prises de vue est un élément primordial de la
 +sensibilité cinématographique de Niblock. Visuellement, THIR se caracté-
 +rise par une incroyable cohésion. Chaque détail de la nature qu’il nous est
 +donné à voir — dont des plans extrêmement rapprochés sur des feuilles, des
 +ruisseaux, des fleurs, des fourmis — révèle un sens aigu de la composition
 +et contribue à la richesse de ce champ visuel foisonnant, tout en nuances.
 +Par le choix d’angles de vue serrés, de plans très rapprochés, de cadrages
 +confinés, Niblock délivre une intimité visuelle et matérielle pleine de
 +poésie, une sorte de beauté classique, mélancolique. Pourtant, c’est bien à
 +travers une organisation pointilleuse et stricte de la matière visuelle que
 +s’accomplit ce lyrisme, et non par une composition expressive, gestuelle
 +ou spontanée.
 +Les films de Niblock, tout comme sa musique, ont une structure rigou-
 +reuse, sans pour autant verser dans une raideur clinique. Le spectre de
 +couleurs mis en avant par la photographie de THIR est très vaste, avec des
 +zones très sombres, des éclairages en clair-obscur, et des vues presque
 +microscopiques sur des détails naturels concrets, tactiles. Ruissellement
 +de l’eau, feuilles tremblant avec le vent, lumière jaillissant d ’entre les
 +branches de la forêt — tous les plans du film sont fixes. Lorsqu’un mouve-
 +ment se produit, c’est dans le champ, et c’est toujours l’expression de forces
 +naturelles comme le vent, l’eau, le mouvement frénétique des insectes, et
 +non le résultat de mouvements de caméra du cinéaste. Entièrement tourné
 +sur un trépied, ce film déploie une palette visuelle saturée, exacerbant
 +les nuances naturelles du spectre de couleurs de la forêt. Il se compose
 +d’interprétations photographiques incroyablement belles, hautement
 +esthétisées, des petits détails visuels de la nature.
 +Nous voyons un plan panoramique sur des montagnes, puis ce sont les
 +étamines d’une plante, cadrées de très près, ou encore les reflets abstraits
 +de la lumière à la surface d’un cours d’eau. L’échelle fait des bonds radicaux
 +d’une image à l’autre. Avec ces changements de perspective et de champ de
 +vision, le film adopte un système binaire qui alterne entre vastes paysages
 +et minuscules détails, avec une grande conscience logique de la structure
 +et de la composition. Grâce à ces transitions, le film se déroule comme une
 +série d’observations indépendantes, plutôt qu’un enchaînement de détails
 +abstraits associés les uns aux autres — ce que l’on voit souvent dans des films
 +d’avant-garde plus expressifs, plus gestuels. Les plans les plus larges, qui
 +montrent le mouvement des nuages, la crête des montagnes ou de lointaines
 +vallées, ont été filmés avec un faible nombre d’images par seconde, ce qui
 +produit un effet d’accéléré qui précipite la temporalité de l’observation.
 +Les rayons de lumière jaillisent des nuages avec rapidité, ceux-ci filant à
 +travers les vallées et les forêts, dévoilant un coucher de soleil en l’espace
 +d’une minute.
 +Les œuvres de Niblock semblent démanteler l’effet rythmique qui s’as-
 +socie généralement au cinéma : « le montage ne m’intéresse pas. L’édition
 +non plus. Je cherche, justement, à me débarasser du montage. D’après moi,
 +lorsque les plans durent plus de dix secondes, on perd complètement l’im-
 +pression rythmique due au montage. » Cette lenteur uniforme des séquences
 +résulte indéniablement en une temporalité qui est bien spécifique aux films
 +de Niblock. Comme il l’indique plus haut, cela permet d’offrir l’expérience
 +d’un cinéma non narratif qui se démarque des travaux de montage de l’avant-
 +garde (ce qu’on peut voir, par exemple, dans les œuvres de Stan Brakhage ou
 +de Bruce Conner.) Toutefois, il faut bien admettre que si ces films brisent
 +délibérément la pulsation ou le tempo que produirait un découpage plus
 +rapide, ils n’en manifestent pas moins une qualité rythmique qui leur est
 +propre — c’est d’ailleurs le cas de toutes les œuvres qui s’étendent sur de lon-
 +gues durées, que ce soient les Vexations d’Erik Satie (1893) ou Sleep, d’A ndy
 +Warhol (1963). Les schémas rythmiques de telles œuvres ne produisent pas
 +vraiment de pulsation, mais s’attardent avec insistance ; quant aux films de
 +Niblock, l’expérience visuelle qu’ils produisent tient plus du statique que
 +du cinétique.
 +Ses films, comme sa musique, dissipent cette impression d’une autorité
 +créatrice qui ferait spontanément des choix artistiques un moment après
 +l’autre. Si la présence du cinéaste résonne à travers son travail, c’est d’une
 +manière bien différente, en proposant un champ de représentation qui se
 +veut plus méditatif qu’expressif. De ce point de vue, son travail se démarque
 +de celui de nombreux artistes intermédia de l’époque, dont la source d’ins-
 +piration était la gestuelle picturale autobiographique de l’expressionnisme
 +abstrait — comme l’explique remarquablement Allan Kaprow dans son essai
 +L’Héritage de Jackson Pollock. Selon Kaprow, « Pollock pouvait sincèrement
 +dire qu’il était “à l’intérieur” de son œuvre » 6 , ce qui sera le cas de nombre
 +d’artistes de la performance qui perpétueront cet héritage. En fait, cet accent
 +mis sur le geste et la contingence, qui tire son origine de la performance,
 +aura également une influence en profondeur sur le cinéma d’avant-garde,
 +qui saisira une urgence somatique, autobiographique, dans l’œuvre de
 +Marie Menken, Stan Brakhage, Carolee Schneemann et bien d’autres. Les
 +films de Niblock partagent avec cette tradition lyrique l’idée de rencontre
 +en temps réel, ici avec la beauté des phénomènes naturels ; cependant, ils se
 +développent selon un axe esthétique qui déroge aux tendances expressives
 +du cinéma américain d’avant-garde. L’intelligence créatrice de l’artiste ne se
 +situe pas dans une contingence corporelle mais bien dans la composition et
 +les concepts qui sous-tendent son travail.
 +Parmi les structures intellectuelles et esthétiques composant ses travaux
 +cinématographiques, Niblock imagine une logique combinatoire hors du
 +commun pour organiser la matière sonore et visuelle de THIR. Avec quatre
 +instruments — flûte, violon, saxophone ténor et voix — il compose une pièce
 +de musique (qui deviendra la bande-son du film) dans laquelle la hauteur et
 +le timbre des notes change très légèrement, par paliers. Cette composition
 +minimaliste épouse le rythme lent de la végétation luxuriante visible dans
 +le film, dans une progression tout aussi subtile et austère. Les mouvements
 +sonores sont plus importants que ceux que l’on entend généralement dans
 +la musique de Niblock, couvrant de plus larges intervalles. Curieusement,
 +cette stratégie esthétique parvient à une sorte de mélodie — une mélodie
 +dépouillée, pesante — qui rend cette composition légèrement plus conven-
 +tionnelle que les autres : celle-ci rappelle plus l’horizontalité de la musique
 +minimaliste que les empilements verticaux de bourdons de sa discographie
 +plus tardive. Cette pièce donne l’impression, peu commune chez Niblock,
 +d’un développement, d’une évolution, d’un sens dramatique — même si ce
 +n’est qu’en partie. Tom Johnson la décrit comme « la seule de ses pièces [...]
 +qui suit une construction dramatique. Par moments, la pièce a des accents
 +douloureux, mais je ne sais pas vraiment pourquoi, car ça ne ressemble à
 +aucune plainte, à aucune lamentation qui me vienne à l’esprit. » 8 Niblock a
 +toujours expérimenté, dans son travail de cinéaste, des relations de diver-
 +gence entre l’image et le son ; pourtant, dans ce projet plus ancien, la bande-
 +son qu’il choisit d’ajouter renforce à la perfection le lyrisme méditatif et
 +alangui de son cinéma lent et dépouillé — bien que cette musique n’ait pas
 +été composée initialement pour le film. L’expérience d’observation synes-
 +thésique qui émerge de cette synthèse des énergies artistiques délivre, avec
 +précautions, un sens de l’affect fort peu caractéristique. Un article sur les
 +films de Niblock décrivait ainsi l’harmonie sensible entre le son et l’image
 +de THIR : « Et même si la bande-son est une entité séparée, qui n’était pas
 +prévue pour un film au moment de sa composition, sa qualité solennelle se
 +retrouve dans les images filmées. »
 +Confrontation élémentaire avec la forêt, THIR ressemble peu aux films qui
 +traitent habituellement de la nature. La concentration stricte et méticuleuse
 +sur le grain et la texture de la géologie et de la flore capture dans le paysage des
 +monts Adirondacks des instants d’abstraction extrême — comme dans cette
 +image pratiquement indéchiffrable de la lumière vacillant sur un cours d’eau
 +filmé à travers une mince couche de glace. À travers cette œuvre, Niblock
 +remet en question les méthodes de son travail artistique et ouvre celui-ci
 +à un registre d’expérience réelle du monde, de coexistence contemplative.
 +Au-delà de l’espace de la galerie, son travail voit évoluer la relation entre l’art
 +et la vie. L’étrange titre du film, très mathématique, est en fait une descrip-
 +tion : Niblock a filmé chacune des dix parties dans une zone incroyablement
 +restreinte (dans un rayon de deux mètres cinquante environ.) Ainsi, la grande
 +diversité des images du film ne relève pas du passage au crible d’une forêt
 +entière, à la recherche de ses détails les plus époustouflants, mais plutôt d’une
 +observation attentive de la matière visible dans un espace limité, au sein du
 +paysage boisé de l’état de New York. Il y a dans ce travail une sensibilité qui
 +se rapproche beaucoup des vers qui débutent le poème Augures d’Innocence,
 +de William Blake : « Voir le monde en un grain de sable, un ciel en une fleur des
 +champs, retenir l’infini dans la paume des mains, et l’éternité dans une heure. »
 +Les jeux d’échelle de THIR rappellent vraiment les métonymies suggérées
 +par Blake : la spécificité visuelle de ce film paraît infinie, à l’image de la forêt
 +elle-même. Le grossissement extrême que permet le cinéma amplifie la
 +sensation d’être submergé par cette masse de détails. En projetant ses images
 +cinématographiques — par exemple celles d’une fourmi grimpant sur une
 +feuille, ou d’une goutte d’eau sur une pierre humide — sur un écran de douze
 +mètres de long, chaque image atteignant quatre mètres de large (comme
 +c’était le cas lors des projections originales, en 1972), Niblock intensifie
 +l’expérience visuelle des détails quotidiens de la nature, les détournant de
 +leur caractère familier, poussant l’imagerie à sa sublimation.
 +
 +L’art comme témoignage : The Movement of people working
 +
 +Entre 1973 et 1991, Niblock parcourt le globe, explorant de nombreuses
 +communautés d’A sie du Sud-Est, d’Europe de l’Est, d’A mérique du Sud et
 +d’A frique. Composants à part entière de sa pratique de cinéaste, ces voyages
 +lui permettent de rassembler des images documentant une grande variété
 +d’activités spécifiques à ces diverses enclaves culturelles parfois très recu-
 +lées. Au cours des ces voyages, Niblock maintient sa caméra fixée sur ces
 +activités humaines, qui deviennent le thème central du chapitre le plus pro-
 +lifique de sa carrière de cinéaste. Il explique que cette transition, dans son
 +travail, vers un usage rigoureux de prises de vue directes de la vie quotidienne,
 +est une conséquence de son aversion croissante envers l’« artificialité de la
 +danse ». À travers trente heures de film, Niblock compile une archive glo-
 +bale, tentaculaire, d’humains en plein travail. Ces voyages procurent une
 +collection d’images massive, dont la diversité visuelle, sociale, géographique,
 +culturelle et matérielle est quasiment insondable. La série The Movement of
 +People Working représente une anthologie visuelle presque obsessionnelle de
 +l’activité humaine.
 +C’est avec une grande simplicité qu’elle expose le travail de ces gens — lavage
 +du poisson, plantation d’ail, labour des champs, transport de pierres, ramas-
 +sage du sel — sans voix off, sans narration, sans titres, sans cadrages explicites.
 +Cette collection sans précédent d’images du labeur humain n’a pas d’orga-
 +nisation rhétorique : on n’y discerne nulle fonction idéologique ou persua-
 +sive. Elles ne documentent pas les processus de travail dans leur entier, ni ne
 +les situent dans un contexte social, mais les montrent selon une stylistique
 +uniforme. Esthétiquement, c’est une série de films dont la structure concep-
 +tuelle incroyablement rigoureuse dépend de restrictions artistiques et de
 +règles de procédure. Sur la trentaine d’heures de tournage que comporte
 +cette collection de films, Niblock n’effectue pratiquement aucun montage.
 +Comme dans ses films plus anciens, c’est la qualité texturelle et visuelle des
 +images qui l’intéresse, et non les relations qui pourraient émerger entre
 +les différentes images à travers le montage. La majeure partie des images
 +sont laissées dans l’ordre exact des prises de vues (à l’exception d’un ou deux
 +plans sur toute la série), chaque film constituant un enregistrement linéaire
 +des activités de Niblock en tant que voyageur et témoin du spectacle du travail
 +humain. À travers toute la série, il ne touche quasiment pas à ses prises (enle-
 +vant seulement le début et la fin de chaque plan) 10 . Les durées des séquences
 +sont relativement longues, et à peu près égales. La plupart montrent des plans
 +rapprochés, avec des mouvements de caméra très limités, voire totalement
 +absents. Dans toute son œuvre, quel que soit le médium utilisé, Niblock garde
 +une sensibilité artistique de restriction, de contrôle, de précision.
 +Questionné sur la raison de l ’uniformité esthétique de cette série,
 +il répond ainsi :
 +— PHILL NIBLOCK
 +Pourquoi donc était-ce la règle ?
 +C’était juste une règle que je m’étais imposée. Je suivais un ensemble
 +de règles.
 +— JCK
 +Y a-t-il une raison particulière pour laquelle tu tenais à cette règle ?
 +Ou était-ce une structure arbitraire que tu voulais utiliser pour guider ton
 +travail, qui devrait parler de lui-même ?
 +— PN
 +Je crois que je tenais à cette idée ; c’est une règle qui me semblait judi-
 +cieuse. Il y en avait aussi d’autres : pas de zooms, ou alors normalement, si
 +je fais un travelling dans une direction, je ne reviens pas dans la direction
 +opposée, des choses de cet ordre, pour qu’on n’aie pas l’impression de se
 +promener dans le paysage. En général, quand je fais un travelling, c’est pour
 +suivre quelque chose, et si ça repart dans l’autre sens, j’arrête de filmer. [...]
 +Lorsque je suis une activité, ce n’est pas comme si je filmais un panorama, tu
 +sais, un peu vers la gauche, puis un peu vers la droite. Je ne peux même pas
 +regarder ce genre de choses, ça me rend complètement dingue.
 +— JCK
 +— PN
 +Pourquoi donc ?
 +Ça ne va pas, ça ne va vraiment pas, un point c’est tout !
 +[rires]
 +
 +
 +
 +En général, chaque plan est gardé intact, tel qu’il a été filmé par Niblock,
 +qui réagit en temps réel au déroulement des évènements, comme on le ferait
 +dans le cadre d’un documentaire. Cependant, le projet d’observation de
 +Niblock reste très différent des travaux associés aux traditions de ce genre
 +de cinéma.
 +The Movement of People Working n’évoque aucune idéologie. 11 Bien que les
 +films dépeignent parfois un travail extrêmement intense relatif à la classe
 +ouvrière, on n’y sent aucune motivation politique ou critique. Ils semblent
 +bien loin des traditions humanistes qui dominent dans le documentaire,
 +qu’on peut retrouver chez John Grierson, Robert Flaherty, Frederick Wise-
 +man ou encore Errol Morris. Les films de Niblock, quant à eux, renoncent
 +à cet héritage : ils s’en distinguent par leur structure formelle stricte,
 +leur clarté d’expression, leurs objectifs philosophiques inexpliqués. Avec
 +une certaine légèreté, Niblock compare son travail aux documentaires plus
 +conventionnels : « généralement, les cinéastes qui font du documentaire
 +sont horrifiés quand ils voient ces films, [...] ils disent qu’ “on ne voit jamais
 +la personne” [...] Ils se sentent toujours obligés de montrer un visage, pour
 +montrer la personne, la personnalité [...] Les documentaires parlent des gens.
 +Mes films ne parlent pas des gens, mais des corps en mouvement. » Bien que
 +ces films ne cherchent pas à exprimer la subjectivité, la psychologie ou la
 +personnalité des individus concernés, ils concernent l’humanité, en tant
 +qu’entité physique. En mettant au premier plan l’imprévisibilité du corps
 +humain, de sa musculature sculpturale, ces films parlent bien des gens,
 +mais en tant que données historiques, et non en tant que sujets psycholo-
 +giques. The Movement of People Working concerne les gens dans l’expérience
 +somatique qu’ils ont de leur travail ; ces films exposent leur physicalité
 +et se font témoins historiques de leur coexistence. L’art américain d’après-
 +guerre concerne en grande partie le geste et sa représentation. De ce point
 +de vue, cette série n’est pas sans lien avec l’Expressionisme Abstrait, aussi
 +bien qu’avec la performance. Cependant, le travail de Niblock met l’accent
 +sur un autre registre de pratique culturelle. Si ces films concernent le geste,
 +c’est selon une autre définition, une constitution différente : il n’est pas ici
 +l’expression de la subjectivité de l’auteur, mais une caractéristique du tra-
 +vail. Il faut bien saisir ce détail, primordial dans l’œuvre de Niblock, pour
 +comprendre la spécificité de son esthétique et de sa philosophie.
 +Cette vaste collection de films implique souvent des formes de travail
 +assez archaïques — comme la calligraphie ou le rassemblement de bottes
 +de foin — et des technologies qui peuvent être étrangères aux spectateurs
 +occidentaux ou citadins. Les images sont parfois d’une incroyable violence,
 +comme celles de l’abattage et de la découpe d’animaux. Cependant, ces
 +activités ne sont jamais ponctuées d’un accent dramatique ; rien, ici, ne
 +tend à provoquer des émotions différentes en fonction des formes de tra-
 +vail. Au contraire, la sensibilité esthétique de ces œuvres se déploie à partir
 +d’une rigueur d’examen, d’une distance intentionnelle, délibérée. Pourtant,
 +à travers une photographie incroyablement riche et esthétisée, elles repré-
 +sentent un témoignage filmique bien particulier — une manière de regarder
 +les choses sans sentimentalité, mais sans raideur clinique. Nous voyons des
 +gens investis dans des travaux incroyablement répétitifs, parfois jusqu’à
 +l’exagération, pourtant leurs visages ne traduisent ni dédain, ni frustration,
 +ni traumatisme. Ce travail est un fait de l’existence, comme les déplacements
 +des fourmis de THIR, un fait visuel qui n’a rien de tragique ni de comique.
 +Les travailleurs, dans ces films, regardent rarement la caméra, pas plus
 +qu’ils n’attirent l’attention sur un quelconque détail de leur activité. Rien ne
 +leur semble plus conventionnel que ce qu’ils sont en train de faire. La sérialité
 +accumulative du cinéma de Niblock, l’ampleur de sa collection d’images qui
 +s’étend sur plus d’une journée de films, renforcent cette impression d’habi-
 +tude, de continuité, de répétition, de naturel. Bien que l’ardeur de cette répéti-
 +tivité puisse évoquer le rituel, le travail physique que montrent ces films n’en
 +a pas l’aura symbolique ou culturelle. Inexorable, surchargé de potentielles
 +significations politiques, ce travail, dans toute sa beauté, révèle tout autre
 +chose. Ces films concernent le corps humain et les liens qui l’unissent secrè-
 +tement au paysage, à la nature, au commerce, à la société. Pourtant, ce vaste
 +champ de références potentielles est ici compressé dans une accumulation
 +concrète de faits visuels. À la manière des photographies des modernistes
 +américains que sont Walker Evans, Ben Shahn ou Ralph Steiner, cette série
 +documente des données sociales et historiques, et renforce leur tangibi-
 +lité à travers la répétition formelle. Toutefois, en détournant son attention
 +du visage humain, Niblock dévoile une facette fort éloignée des accents
 +politiques de la photographie et du cinéma documentaires américains.
 +La franche littéralité de ces œuvres en suscite une appréhension bien
 +différente.
 +Chaque plan de la série révèle le cinétisme de l’action physique, des corps
 +humains en mouvement, qui soulèvent, cueillent, découpent, remuent,
 +nettoient... De l’écorce d’arbre qu’on épluche aux arêtes de poisson qu’on
 +retire, les actions, les gestes, les efforts musculaires se ressemblent souvent,
 +même si le résultat des divers travaux peut être remarquablement différent.
 +Chaque action se répète obsessionnellement, systématiquement. Ce détail
 +de la structure des films peut constituer une analogie visuelle à la sévérité
 +formelle des pièces musicales de Niblock. Si ces dernières ne sont pas litté-
 +ralement répétitives (puisque qu’elles ne relèvent pas de motifs dinstincts,
 +de phrases répétées), elles évitent soigneusement toute variation, tout
 +développement dramatiques. On pourrait donc qualifier leur structure
 +d’isotrope. Ceci, évidemment, est très inusité. Le plus souvent, dans le
 +cinéma — qu’il soit commercial ou non — le son et l’image sont coordonnés
 +pour susciter intentionnellement des émotions spécifiques, suivant des sché-
 +mas bien définis : en insistant sur les identifications affectives, symboliques
 +et dramatiques qui sont déjà évidentes à travers la narration, les spectateurs /
 +auditeurs sont amenés à ressentir des effets déterminés à des moments pré-
 +cis. Avec ses combinaisons atypiques de son et d’image, Niblock renie cette
 +approche conventionnelle : « ce qui m’intéresse a toujours été à l’opposé de ces
 +films qui vous font pleurer au bon moment. Anti-narratif, anti-Hollywood. »
 +Son objectif est également anti-dramatique : « Il n’y a pas de développement.
 +C’est une règle irréfutable, et dans la musique aussi. » Cette absence de déve-
 +loppement se retrouve beaucoup dans la musique et l’art minimalistes ; The
 +Movement of People Working représente ainsi une application inhabituelle
 +de cette esthétique, dans le domaine du film.
 +Dans sa manière de combiner le son et l ’ image, Niblock trahit
 +l’indéniable influence du compositeur John Cage et du chorégraphe Merce
 +Cunningham. Dans leurs collaborations, Cage et Cunningham conce-
 +vaient des évênements multimédia qui, tout en présentant simultanément
 +leurs formes d’art respectives, en célébraient l’indépendance totale. Durant
 +la période d’après-guerre, nombreux furent les artistes, compositeurs, dan-
 +seurs et cinéastes américains de l’avant-garde à marcher sur leurs traces.
 +Niblock ne déroge pas à la règle. Interrogé sur cette influence, il répond que
 +l’abandon de ce modèle serait « blasphématoire, car Dieu a fait les choses à la
 +Cage-Cunningham. » Leurs collaborations intermédia forment donc, pour
 +Niblock, la ligne d’horizon de toute expérimentation artistique sérieuse de
 +la deuxième moitié du XX e siècle.
 +La sensibilité visuelle de Niblock est également marquée par l’influence
 +du photographe Ralph Steiner. Cependant, les deux artistes on une attitude
 +tout à fait différente envers la manière d’utiliser la musique dans les films.
 +Plus connu pour son travail de photographie, Steiner est aussi l’auteur de
 +films non fictifs, au style impressioniste, parmi lesquels H2O (1929) et The
 +City (1939). S’étant montrés leurs films, Niblock et Steiner comprendront
 +que leurs conceptions de l’interaction entre musique et images sont fon-
 +damentalement incompatibles. Bien que tous deux produisent des œuvres
 +marquées par une volonté d’observation, Niblock critique chez Steiner la
 +coordination entre son et image, qu’il qualifiera de « Mickey Mouse » car
 +elle lui évoque les chorégraphies de dessins animés. 13 Cela lui semble un
 +piètre usage des potentialités multiples de la musique. Sa propre approche du
 +cinéma offre une expérience perceptive, sensorielle, dans laquelle les deux
 +champs sensitifs peuvent se superposer dans le temps et dans l’espace, sans
 +coordination explicite. On se doit d’insister sur la radicalité de cette idée.
 +C’est d’une manière quelque peu facétieuse, avec un clin d’œil à Cage et
 +Cunningham, que Niblock décrit sa vision de la correspondance entre son et
 +image comme basée sur une « non-relation ». Cette stratégie artistique remet
 +directement en question la logique qui domine dans la pratique du cinéma
 +depuis les premières expérimentations synesthésiques avec ce médium.
 +Concevoir un cinéma sonore dans lequel les éléments visuels et sonores
 +n’ont pas de correspondance dramatique ou émotionnelle, c’est induire une
 +remise en question fondamentale de son évolution historique, que Niblock
 +accomplit à travers ses méthodes singulières de présentation des œuvres.
 +Niblock ne montre pas ses films selon des conditions scéniques convention-
 +nelles ; il préfère offrir au spectateur des manières multiples, démocratiques,
 +de regarder les images, en montrant plusieurs films ou vidéos simultanément,
 +sur des écrans de tailles diverses, disposés dans tout l’espace d’exposition. Lors
 +de ses concerts pour le solstice d’hiver, qui ont lieu tous les ans à New York, à
 +l’Experimental Intermedia, les stimuli audio-visuels s’entrecroisent dans tout
 +l’espace. 15 Des films 16 mm ou leurs transferts numériques sont projetés sur dif-
 +férents écrans, tandis que deux ou trois moniteurs montrent des projets vidéo
 +plus récents. Ces écrans sont dispersés à travers l’espace de telle manière qu’il est
 +impossible de tous les regarder simultanément. En conséquence, le spectateur
 +est amené à choisir lequel, parmis toute cette gamme de stimuli, va retenir son
 +attention. Durant ces projections, l’artiste diffuse également des enregistre-
 +ments de ses propres compositions minimalistes, à un volume très élevé, sur
 +un ensemble de haut-parleurs disposés dans toute la salle. Niblock élabore ainsi
 +pour ses œuvres un environnement spécifique d’écoute et de visionnage, qui
 +les circonscrit dans une atmosphère qui permet au spectateur une perception
 +qui n’est dirigée ni par des séquences temporelles, ni par des correspondances
 +audio-visuelles.
 +Dans un e-mail adressé à l’auteur
 +le 27 mars 2011, Niblock explique plus
 +précisément sa relation avec Steiner:
 +« Ralph Steiner a été pour moi
 +un véritable mentor, à une période
 +lointaine. Je suis allé le voir un jour
 +pour m’inscrire à un séminaire,
 +un séminaire plutôt informel, personnel.
 +Il habitait non loin de chez moi à cette
 +époque, sur la 32 e Rue, et moi sur la 33 e ,
 +à l’angle de la 2 e Avenue. Le séminaire
 +se tenait dans une église, sur Lexington
 +Avenue je crois. Bien plus tard, je suis
 +allé voir Ralph dans le Vermont ; il avait
 +alors quitté New York. Je lui ai montré
 +des films accompagnés de ma musique
 +(en 16 m m). Il a détesté ma musique.
 +Il m’a montré les films sur lesquels
 +il travaillait à la fin de sa vie,
 +avec de la musique de Richard Peaslee.
 +J’ai dit que le musique faisait « Mickey
 +Mouse ». Il m’a jeté dehors. Il était
 +vraiment fâché. Il est assez
 +caractériel. »
 +
 +16 Dans ses DVD, Niblock accompagne
 +ses films de bandes-son déterminées ;
 +ceci reste néanmoins spécifique à cette
 +forme de distribution com merciale.
 +Niblock insiste sur le fait qu’il vaut
 +mieux faire l’expérience de ces œuvres
 +dans les conditions interactives
 +et ouvertes de ses concerts-projections,
 +qui s’étalent sur plusieurs heures,
 +com me lors de ses concerts annuels pour
 +le solstice d’hiver à l’Experimental Intermedia.
 +La musique n’est pas conçue pour correspondre aux images, ni à un film en
 +particulier. Lorsque Niblock présente sa musique et ses films ensemble, un irré-
 +futable élément de hasard entre en jeu dans la correspondance — ou l’impression
 +de correspondance — entre les différents média. Parmi les multiples écrans et
 +sources sonores, l’émergence de telles corrélations est inévitable : ce peuvent être
 +des ressemblances graphiques entre deux images, sur des écrans disposés face à
 +face, ou un changement dans la texture sonore, fortuitement synchronisé à une
 +transition visuelle, comme si le son et l’image étaient régis par des superpositions.
 +De telles correspondances ne sont pourtant pas intentionnelles 16 , le but étant
 +au contraire d’étendre ces éléments énigmatiques à un registre d’expérience
 +perceptive. À travers cette expérience, le spectateur peut s’engager dans une
 +forme de participation phénoménologique, dans laquelle le son et l’image par-
 +tagent une relation paradoxale de simultanéité et d’indépendance.
 +Niblock explique ainsi les objectifs de cette stratégie de présentation :
 +« normalement, en concert, je montre deux ou trois films simultanément, si
 +possible. Quand il n’y en a qu’un, je déteste ça, parce qu’à ce moment-là, on
 +regarde vraiment un documentaire. C’est seulement avec deux ou trois films
 +projetés en même temps qu’on se voit obligé de faire des choix. Il y en a aussi
 +à faire avec la musique, et c’est là que ça devient intéressant. » Durant toute
 +sa carrière de cinéaste, Niblock soumettra ses films à un contrôle rigoureux
 +des paramètres visuels, limitant à l’extrême le montage et les mouvements
 +de caméra, ainsi que le développement dramatique. Pourtant, les conditions
 +d’exposition de ces œuvres permettent de les ouvrir à toutes sortes d’interac-
 +tions perceptives, leur attribuant une fluidité et un dynamisme bien éloigné
 +de la rigueur esthétique qu’elles pourraient évoquer.
 +
 +Epilogue : Vidéo, installation – Travaux récents relevant de l’observation.
 +
 +Dans les années 1990, Niblock opère une transition du film 16 mm
 +à la vidéo. Il conclut The Movement of People Working en 1991, mais continue,
 +dans ce nouveau format, à produire des œuvres rigoureusement centrées sur
 +l’observation. (Les images de The Movement of People Working ont presque entiè-
 +rement été tournées en 16 mm, à l’exception de quelques unes des dernières
 +sessions qui utilisent la vidéo, en Roumanie ou à Sumatra par exemple.) Parmi
 +ces projets plus récents, le plus remarquable est la série des Anecdotes from Child-
 +hood, un cycle comprenant quatre heures de monologues vidéo dans lesquels
 +des sujets racontent à l’écran des expériences de leur enfance, en longs
 +monologues ininterrompus.
 +Visuellement, ces œuvres se limitent à un cadrage restreint sur les visages
 +d’hommes et de femmes d’âges et de nationalités divers, qui racontent libre-
 +ment leurs plus anciens souvenirs. Les mouvements de caméra sont tota-
 +lement absents, et hors-champ, on n’entend presque aucun bruit ; durant
 +ces longs monologues bruts, que ce soit pendant dix ou vingt minutes,
 +l’attention du spectateur ne peut se porter sur rien d’autre que sur les visages
 +des personnages en train de parler. La plupart d’entre eux, dont une Chinoise,
 +un Indien et une jeune Jamaïcaine, parlent anglais avec un fort accent.
 +Il en résulte une sorte de poème sonore à la texture riche en inflections
 +et intonations diverses. Après avoir écouté quelques temps ces récits,
 +leur sérialité et leur répétition presque compulsive commencent à déplacer l’at-
 +tention sur la musique et la texture des voix, et non plus sur le contenu des his-
 +toires qu’ils racontent. Dans Light Patterns, un projet multimédia réalisé entre
 +1986 et 1992, Niblock propose une série de diapositives très contrastées d’images
 +de la nature — qui, par leur texture et leur tonalité, peuvent rappeller THIR — en
 +utilisant, comme bande-son, des monologues tirés des Anecdotes. En situation
 +d’exposition, Niblock projette ces images en utilisant des fondus-enchaînés
 +très lents, de sorte que les images s’entremêlent continuellement les unes dans
 +les autres, d’une manière extrêmement progressive. Selon Niblock, la relation
 +conflictuelle entre le son et l’image, dans ce travail, résulte en « une cacophonie
 +bizarre, car il y a toutes ces images, qui sont vraiment très belles, et puis ces
 +trois personnes qui parlent, sans qu’on puisse comprendre ce qu’elles disent ».
 +Cette réutilisation de la bande-son des Anecdotes prouve l’importance de cette
 +série au sein du travail de Niblock, en tant qu’œuvres d’art sonore, la texture
 +des diverses inflexions de la voix humaine allant au-delà de l’intérêt des récits.
 +Durant toute la série des Anecdotes, la caméra inflexible maintient
 +une position d’observateur, comparable aux Screen Tests d’A ndy Warhol ;
 +une position fixe, obsessionnelle, captivée — et captivante. Au centre de
 +l’attention, une série de visages humains. Ici, Niblock déplace quelque
 +peu son intérêt pour le mouvement, la musculature et la physicalité du tra-
 +vail humain, vers l’espace subjectif de la mémoire individuelle. Toutefois,
 +ce travail est souvent bien moins dramatique que ce à quoi on pourrait s’at-
 +tendre. La caméra instaure une atmosphère de confessionnal, qui rend
 +chaque sujet à la fois ordinaire et particulier. En matière de sonorités,
 +la texture est également souvent monotone, uniforme. Niblock explique :
 +« je leur ai juste dit d’essayer de se souvenir des histoires les plus anciennes aux-
 +quelles ils puissent remonter, et de parler pendant vingt minutes. Et ce qui en res-
 +sort est vraiment fantastique, il font refaire surface à énormément de choses. »
 +À travers ces témoignages filmiques dépouillés, la caméra de Niblock enre-
 +gistre le processus par lequel ces gens revivent, reconstruisent et recréent
 +leurs propres souvenirs afin de partager leur expérience avec d’autres,
 +sans commentaire, sans manipulation formelle. Inévitablement, le procédé
 +d’auto-psychanalyse présent dans ce travail mène tour à tour à des lieux com-
 +muns et à des passages plus émouvants. Parmi les quatre heures d’histoires
 +racontées à la première personne, émergent des moments remarquables.
 +Anecdotes #1 commence avec une Chinoise, probablement âgée d’une
 +trentaine d’années. Ses cheveux raides et son maquillage rose jurent avec
 +le fond gris devant lequel elle est assise. Son visage, cadré du haut de la tête
 +au menton, trahit un mélange d’affabilité et de complexité psychologique.
 +En dépit de son accent chinois, il est clair que son anglais est riche et poétique.
 +Elle commence à raconter ses souvenirs avec la volonté de se replonger dans
 +des moments émotionnellement complexes. Lorsqu’elle décrit comment sa
 +mère la frappait avec une tige en bambou, on sent que son sang-froid com-
 +mence à s’effriter. Pourtant, malgré la charge émotionnelle de ses histoires,
 +elle reste assez réservée en délivrant ses récits, une attitude qu’on retrouve
 +chez tous les sujets de la série des Anecdotes.
 +Fixant implacablement la caméra, la jeune femme explique que
 +« de manière générale, les souvenirs physiques sont liés à la pauvreté, ou a des
 +catastrophes — oui, la pauvreté et les catastrophes. » Puis elle boit un peu d’eau
 +et on entend au loin, dans la rue, une alarme de voiture, fragment du paysage
 +sonore ambiant. En racontant son histoire, elle adopte la voix d’un narrateur
 +à la troisième personne qui examine ses propres expériences, démontrant
 +une intelligence déroutante, une profonde conscience d’elle-même. Après
 +une longue pause, elle commence à raconter des souvenirs frappants de
 +« confrontations avec la mort ». L’histoire la plus poignante de sa vie de petite
 +fille est sans doute celle de l’un de ses voisins, un homme à la famille nom-
 +breuse « écrasé par les soucis financiers». Un jour, il entra calmement chez eux
 +et s’assit modestement sur une chaise en buvant de la limonade. Bizarrement,
 +il ne dit pas un mot pendant une heure, ne proposa à personne de boire avec
 +lui. Cela paraissait inhabituel à la petite fille. Puis, tout à coup, il s’effondra par
 +terre, vomissant de la bile blanche, « son corps contracté comme une crevette. »
 +Avec un certain sens du dénouement dramatique, elle attend la fin de l’his-
 +toire pour révéler l’explication de la situation. Elle décrit alors comment
 +elle vit son père disparaître à l’horizon sur son vélo, emmenant le corps du
 +voisin sur le guidon. C’était la dernière fois qu’elle voyait cet homme, qui,
 +selon ses propres mots, « s’était suicidé devant mon père et moi. » Puis elle
 +déplace le registre de la narration et se lance dans une description mêlant
 +détails concrets et abstractions : décrivant toujours son voisin, elle dit qu’il
 +« portait une chemise blanche, et le salon avait des murs blancs, et dehors,
 +la lumière du soleil était éclatante. Dans ma mémoire, c’est aussi une dimen-
 +sion de la mort : le noir et blanc. Je n’en ai encore jamais vue en couleur... à part
 +peut-être au théâtre. » Après cette réflexion sur la mémoire et la perception,
 +la jeune femme fait une longue pause, comme pour retenir ses émotions.
 +Elle se contient nerveusement en essayant de garder tant bien que mal le fil
 +de ses souvenirs d’enfance désordonnés.
 +Intelligente, claire et imprévisible, cette jeune Chinoise serait le sujet idéal
 +pour n’importe quel entretien filmé. (Ses histoires sont les plus poignantes de
 +ce projet vidéo ; il n’est pas surprenant qu’elle soit la seule à apparaître deux
 +fois dans la série.) Cependant, on comprend vite que Niblock ne cherche
 +pas à susciter une excitation dramatique ou une immersion dans le récit.
 +Au contraire, cette douzaine d’entretiens produisent collectivement, par
 +accumulation, une impression de stagnation, dans le contenu des histoires,
 +dans la monotonie de la narration, qui n’est pas si éloignée de l’impression
 +suscitée par les films de la série The Movement of People Working. Ces vidéos
 +ont la même uniformité de style, le même nivellement dramatique (pour la
 +plupart), et offrent pourtant une texture incroyablement riche, à travers leur
 +diversité culturelle et leurs détails humains. Il y a ici une analogie latente :
 +les visuels de The Movement of People Working fournissent une vaste archive
 +d’images qui mettent au premier plan la texture du corps humain, ses dif-
 +férents gestes, sa force, sa portée physique ; la bande-son des Anecdotes en
 +constitue une sorte de contrepartie audio, enregistrant les motifs sonores de
 +divers modes de langage, motifs d’inflexion, rythmes d’articulation... ainsi
 +que tout une gamme de timbres, hauteurs et textures de la voix humaine.
 +Bien que les entretiens se déroulent tous dans la même langue, ils déploient
 +toute une série d’accents — sud-africain, jamaïcain, accents régionaux divers,
 +certains narrateurs n’ayant pas l’anglais pour langue maternelle, qu’ils soient
 +chinois, hollandais ou indien. De manière très concrète, c’est la musique
 +de ces voix, leurs nuances et leurs modulations subtiles qui procurent ici
 +l’impression d’immersion esthétique.
 +Dans ce travail, le traitement de l’affect est inhabituel. L’uniformité et
 +l’homogénéité de ces monologues leur confèrent une esthétique minimaliste
 +de froide observation. Cette sorte d’inertie émane pourtant de prétextes
 +représentatifs et philosophiques qui sont bien distincts des autres films de
 +Niblock. Prises de vue de vingt minutes, caméra fixe sur un trépied : leur
 +structure arbitraire donne à ces films une certaine austérité, et pourtant ils
 +révèlent un aspect de l’expérience humaine inévitable, que Niblock a éliminé
 +de tous ses autres travaux de manière chirurgicale. La série des Anecdotes
 +from Childhood concerne la personnalité humaine telle que la transmet le
 +corps humain, par le grain et la texture de ces voix hétéroclites, parfois
 +incompréhensibles.
 +Malgré la cohérence formelle de cette série, la diversité des sujets qui
 +apparaissent à l’écran est frappante — tout comme dans The Movement
 +of People Working. La structure systématique, hyper-répétitive, permet
 +de minimiser les drames personnels de ces souvenirs racontés à la première
 +personne, y éliminant toute sentimentalité. En dépit de la froideur d’ob-
 +servation qui caractérise la sensibilité esthétique de ces films, une forme
 +d’engagement affectif est mise en jeu. Les œuvres les plus abouties de Niblock
 +réunissent toutes ce double cheminement philosophique : s’il place les spec-
 +tateurs dans un espace conceptuel, à l’esthétique rigoureuse, c’est aussi
 +pour leur rappeller, peut-être paradoxalement, l’infinie diversité du monde
 +dans lequel ils vivent, travaillent, se souviennent. Son travail évite à la fois
 +l’expressivité plastique du cinéma abstrait et les impératifs humanistes
 +du documentaire conventionnel : le cinéma de Niblock se construit dans
 +un espace esthétique différent, bien éloigné de ces deux traditions. Dans
 +le domaine qui est le sien, Niblock inscrit ses films et ses vidéos dans une
 +cosmologie bien particulière, dans laquelle se mêlent systèmes de repré-
 +sentation et visées philosophiques, guidés par un dévouement inflexible
 +à la limitation de l’affect et à la sensualité de l’observation.
  

plus_de_textes_de_phill_niblock.txt · Last modified: 2019/10/20 17:08 by julien
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