Le cinémade l’observation de Phill Niblock JUAN CARLOS KASE

Bien loin des traditions artistiques du cinéma expérimental et des idéologies orthodoxes du documentaire, Phill Niblock s’est fait le pionnier d’une pratique extraordinairement prolifique de film indépendant qui reste sans précédent conceptuel. Sa filmographie comporte plus de quarante heures de film 16 mm et de vidéo, tournées pour la plupart dans des lieux très reculés, du Lesotho à Chengdu. L’ampleur de ce travail n’a d’égale que sa singularité stylistique : les films de Niblock évitent soigneusement tout montage, toute manipulation photographique, témoignant une volonté de situer sa pratique d’observation artistique au sein d’un espace de réprésen- tation dépouillé, simplifié. Depuis le début des années 1970, ses films mani- festent une grande uniformité de contenu ; l’imagerie autour de laquelle se construisent ses longues prises de vue est celle de textures organiques, qu’il s’agisse de la vie des plantes, du corps ou du visage humains. Observation neutre et rigoureuse, le travail filmique de Niblock se révèle visuellement direct et précis, dénué d’intentions réthoriques explicites ou d’ob- jectifs idéologiques. Sans prétention aucune, l’artiste décrit ses films comme des œuvres basées sur « l’image de la réalité ». Dans un essai influent de 1966, la critique Susan Sontag décrit de quelle manière le cinéma permet d’atteindre une sorte de transparence conceptuelle : « il existe une autre façon, idéale, de lutter contre l’interprétation : réaliser des œuvres d’un grain si lisse, d’un élan si vif et si spontané, qu’il deviendrait impossible de voir en elles autre chose que ce qu’elles sont. Mais est-ce possible dès maintenant ? Cela se produit au cinéma, il me semble. » 1 Sontag aurait très bien pu faire référence à Niblock, même si ce n’est pas précisément le cas ; sa prose capture à la perfection la sensibilité qui opère au cœur de ce rigoureux travail filmique d’observation. 2 période, la critique de Sontag porte souvent sur les nouvelles formes hybrides d’art expérimental directement influencées par le milieu culturel qui nourrira aussi les premiers travaux musicaux et filmiques de Niblock.

FILM & MEDIA SECTION

Entre les films et la production musicale de Niblock, minimaliste et austère, la comparaison est inévitable : les stratégies esthétiques qu’il emploie dans ses pièces musicales et dans sa production cinématographique trahissent des corrélations évidentes qu’on ne peut ignorer. Dans chacune de ces deux approches, le point crucial est la mise en forme rigoureuse d’une expérience sensorielle réduite à ses conditions les plus élémentaires. Diffusées en public, de telles œuvres offrent au spectateur une sorte de ren- contre ouverte, ce qui peut les rendre difficiles à interpréter, comme le sug- gère Sontag : en effet, dans toute leur simplicité, elles se dérobent à l’analyse. Le cinéma de Niblock, tout comme son art sonore minimaliste, fait preuve à la fois de de rigueur conceptuelle et de simplicité, brouillant toute inter- prétation. Ces films récalcitrants échappent à toute évaluation critique, car, comme le suggère le critique Tom Johnson, « il est à peu près aussi difficile de décrire le style visuel de Niblock que son style musical. » 3 Dans un film, Niblock s’attarde sur des gouttes d’eau tremblant légèrement sur une feuille verte ; dans un autre, il cadre avec soin des pêcheurs retirant le limon de leurs filets ; dans un travail plus récent, il présente le témoignage ininterrompu, conservant cette fois-ci le son d’origine, d’une jeune Chinoise racontant sa confrontation, enfant, avec le suicide de l’un de ses voisins. Si les sujets de ses films varient, ceux-ci manifestent une orientation sty- listique sous-jacente et une sensibilité conceptuelle certaine. En dépit de l’absence de mise en scène ou de protocole lors des prises de vue, les images révèlent une telle discipline d’observation, une intention si singulière, une posture visuelle et une composition si élégantes, que la spontanéité de leur production s’en trouve contredite. Avec une grande rigueur formelle, une précision de la vision, Niblock entreprend une vaste expérimentation ciné- matographique dont la cohésion thématique et philosophique rivalise avec celle de sa musique. Sa production filmique depuis le début des années 1970 constitue un corpus d’œuvres qui reste encore à intégrer dans l’histoire du cinéma indépendant. Après quelques incursions, dans les années 1960, dans le domaine du film underground — avec des travaux formateurs explorant tour à tour les formes narratives (Morning, 1966-69), les associations abstraites (The Magic Sun, 1966-68) ou la manipulation de la représentation (Dog Track, 1969) — le travail filmique de Niblock commence à prendre une certaine direction esthétique et conceptuelle. 4 La singularité de sa vision cinémato- graphique découle peut-être d’une construction autour d’un noyau récurrent : l’utilisation, durant toute sa filmographie, de la caméra comme outil d’observation, limitant, minimisant, inhibant tout propension de ce médium aux envolées poétiques ou à l’expressivité plastique. Avec THIR (1971), la série The Movement of People Working (1973-91) et Anecdotes from Childhood (1986-92), il dresse une véritable cosmologie cinématographique, selon des règles tout aussi singulières et déterminées que celles de ses expéri- mentations sonores. Bien que l’on puisse concevoir la production filmique de Niblock comme un accompagnement visuel à ses innovations musicales mieux connues, ces œuvres méritent leur propre considération critique et historique.

ORIGINES CROISÉES

« C’était une période très intense […] j’allais voir beaucoup de concerts, des performances, de la danse. Quand j’ai commencé à faire des films, je travaillais avec Elaine Summers. Puis j’ai fait beaucoup de choses avec le Judson Dance Theater, j’y allais tout le temps. J’ai fait des films pour beau- coup de danseurs durant cette période, entre 1965 et 1970. Je développais également des environnements interactifs. » Dans la deuxième moitié des années 1960, Phill Niblock participe et assiste avec enthousiasme aux développements les plus captivants de la culture performative new-yorkaise. Le raz-de-marée artistique de l’expérimentation interactive, interdisciplinaire et multimédia — ce qui inclut toutes sortes d’hybridations inédites, telles le happening, l’expanded cinema, la perfor- mance interactive ou encore le théâtre expérimental — représente alors un registre novateur de rencontres entre des formes artistiques considérées jusque-là par la critique américaine comme des disciplines indépendantes, isolées. Les œuvres majeures de cette mouvance mettent souvent à l’épreuve divisions disciplinaires et spécificité du médium, en mêlant, sur un même plan, différents média, dont la performance et diverses technologies audio- visuelles. Des artistes comme Allan Kaprow, Robert Rauschenberg, John Cage, Claes Oldenburg, Jim Dine, Robert Morris, Carolee Schneemann, Andy Warhol, Nam-June Paik, Robert Whitman ou Yvonne Rainer étudient toutes sortes de média, dont la peinture, la sculpture, le cinéma, la vidéo, la musique et la danse, mais étendent les frontières de leur art afin de remettre en question les valeurs de la critique et de lever le voile de l’interprétation que celle-ci avait jeté sur l’œuvre des artistes américains de la génération précédente. Cette mutation dans les énergies culturelles d’après-guerre, que Sontag qualifie de « sensibilités nouvelles » 5 , ruinera les impératifs puristes de la critique moderniste, qui s’était appliquée, derrière Clement Greenberg et son disciple le plus influent, Michael Fried, à bien séparer les différentes formes d’art, avec un accent mis de manière presque puritaine sur la spécificité du médium. À la grande consternation de ces critiques, au sein du mouvement intermédia de la deuxième moitié des années 1960, les peintres se tourneront vers la performance, les compositeurs expérimen- teront avec les formes théâtrales, et les danseurs s’approprieront les outils du cinéma. C’est dans ce milieu que l’identité artistique de Niblock mutera de celle de photographe à celle de cinéaste, puis de compositeur, et enfin d’ar- tiste intermédia. Sa production artistique est sous-tendue dans sa totalité par l’héritage critique de cette époque. Dans les années 1960 et au début des années 1970, Niblock collabore avec des artistes et des chorégraphes associés au Judson Dance Theater au sein de nombreux projets. Dans cette atmosphère socio-artistique particuliè- rement palpitante, il lui arrive souvent de tourner des films pour des dan- seurs, qu’ils incorporent ensuite dans leurs performances. De 1968 à 1972, il présentera quatre projets intermédia (certains en plusieurs versions) dans différentes lieux de New York, intitulés Environments I, II, III et IV. Chacune de ces œuvres combine projections multi-écrans, danse, projections de diapositives couleur de 35 mm et musique composée pour l’occasion (dif- fusée sur bandes, et quelquefois interprétée par des musiciens). D’une per- formance à l’autre, les relations, les interactions et les hiérarchies entre les différentes formes artistiques sont en constante mutation, suggérant la flexibilité de fonction de ces différents média, leur instabilité, leur ouver- ture structurelle. L’œuvre qui inaugure cette entreprise interdisciplinaire sera présentée pour la première fois à la Judson Church, en décembre 1968. Elle mêle film et danse, et marque de manière significative les débuts du travail de compositeur de Niblock, qui y présente une pièce qu’il a composée et enregistrée sur l’orgue de la Judson Church. Ce cycle inclut Cross Country (Environments II), qui montre des images qu’il a tournées en sillonnant les États-Unis sur sa moto, et Hundred Miles Radius, filmé dans un rayon de 100 miles autour de Clinton, dans l’état de New York. La dernière œuvre de cette série est THIR (ou Ten Hundred Inch Radii, Environments IV, 1972), une performance comprenant plus de deux heures de prises de vues de la nature, filmées par Niblock en 16 mm dans les monts Adirondacks, dans le nord de l’état de New York. La première présentation publique de ce tra- vail, qui aura lieu en 1972 à l’Everson Museum de Syracuse, inclut également de la musique enregistrée pour l’occasion, diffusée indépendamment du film, ainsi que des sections de danse simultanée (avec Ann Danoff et Bar- bara Lloyd) . Les films sont montrés sur un écran de douze mètres de large sous la forme d ’un tryptique d ’images en mouvement de trois mètres par quatre. THIR est une œuvre saisissante, importante, qui parmi les premières expérimentations de Niblock, restera l’une des plus captivantes, offrant une véritable immersion dans le film, la musique et la danse. Si THIR fut créé en tant qu’élément à intégrer dans un environnement intermédia, il n’en reste pas moins l’un des films majeurs de Niblock, initiant un mode de travail totalement voué à l’observation. Dans sa forme abrégée, THIR dure environ quarante-cinq minutes et comprend trente plans diffé- rents, qui n’apparaissent chacun qu’une seule fois. Ils durent tous un peu plus d’une minute, ce qui est plutôt long, quel que soit le référentiel. Cette insistance dans la durée des prises de vue est un élément primordial de la sensibilité cinématographique de Niblock. Visuellement, THIR se caracté- rise par une incroyable cohésion. Chaque détail de la nature qu’il nous est donné à voir — dont des plans extrêmement rapprochés sur des feuilles, des ruisseaux, des fleurs, des fourmis — révèle un sens aigu de la composition et contribue à la richesse de ce champ visuel foisonnant, tout en nuances. Par le choix d’angles de vue serrés, de plans très rapprochés, de cadrages confinés, Niblock délivre une intimité visuelle et matérielle pleine de poésie, une sorte de beauté classique, mélancolique. Pourtant, c’est bien à travers une organisation pointilleuse et stricte de la matière visuelle que s’accomplit ce lyrisme, et non par une composition expressive, gestuelle ou spontanée. Les films de Niblock, tout comme sa musique, ont une structure rigou- reuse, sans pour autant verser dans une raideur clinique. Le spectre de couleurs mis en avant par la photographie de THIR est très vaste, avec des zones très sombres, des éclairages en clair-obscur, et des vues presque microscopiques sur des détails naturels concrets, tactiles. Ruissellement de l’eau, feuilles tremblant avec le vent, lumière jaillissant d ’entre les branches de la forêt — tous les plans du film sont fixes. Lorsqu’un mouve- ment se produit, c’est dans le champ, et c’est toujours l’expression de forces naturelles comme le vent, l’eau, le mouvement frénétique des insectes, et non le résultat de mouvements de caméra du cinéaste. Entièrement tourné sur un trépied, ce film déploie une palette visuelle saturée, exacerbant les nuances naturelles du spectre de couleurs de la forêt. Il se compose d’interprétations photographiques incroyablement belles, hautement esthétisées, des petits détails visuels de la nature. Nous voyons un plan panoramique sur des montagnes, puis ce sont les étamines d’une plante, cadrées de très près, ou encore les reflets abstraits de la lumière à la surface d’un cours d’eau. L’échelle fait des bonds radicaux d’une image à l’autre. Avec ces changements de perspective et de champ de vision, le film adopte un système binaire qui alterne entre vastes paysages et minuscules détails, avec une grande conscience logique de la structure et de la composition. Grâce à ces transitions, le film se déroule comme une série d’observations indépendantes, plutôt qu’un enchaînement de détails abstraits associés les uns aux autres — ce que l’on voit souvent dans des films d’avant-garde plus expressifs, plus gestuels. Les plans les plus larges, qui montrent le mouvement des nuages, la crête des montagnes ou de lointaines vallées, ont été filmés avec un faible nombre d’images par seconde, ce qui produit un effet d’accéléré qui précipite la temporalité de l’observation. Les rayons de lumière jaillisent des nuages avec rapidité, ceux-ci filant à travers les vallées et les forêts, dévoilant un coucher de soleil en l’espace d’une minute. Les œuvres de Niblock semblent démanteler l’effet rythmique qui s’as- socie généralement au cinéma : « le montage ne m’intéresse pas. L’édition non plus. Je cherche, justement, à me débarasser du montage. D’après moi, lorsque les plans durent plus de dix secondes, on perd complètement l’im- pression rythmique due au montage. » Cette lenteur uniforme des séquences résulte indéniablement en une temporalité qui est bien spécifique aux films de Niblock. Comme il l’indique plus haut, cela permet d’offrir l’expérience d’un cinéma non narratif qui se démarque des travaux de montage de l’avant- garde (ce qu’on peut voir, par exemple, dans les œuvres de Stan Brakhage ou de Bruce Conner.) Toutefois, il faut bien admettre que si ces films brisent délibérément la pulsation ou le tempo que produirait un découpage plus rapide, ils n’en manifestent pas moins une qualité rythmique qui leur est propre — c’est d’ailleurs le cas de toutes les œuvres qui s’étendent sur de lon- gues durées, que ce soient les Vexations d’Erik Satie (1893) ou Sleep, d’A ndy Warhol (1963). Les schémas rythmiques de telles œuvres ne produisent pas vraiment de pulsation, mais s’attardent avec insistance ; quant aux films de Niblock, l’expérience visuelle qu’ils produisent tient plus du statique que du cinétique. Ses films, comme sa musique, dissipent cette impression d’une autorité créatrice qui ferait spontanément des choix artistiques un moment après l’autre. Si la présence du cinéaste résonne à travers son travail, c’est d’une manière bien différente, en proposant un champ de représentation qui se veut plus méditatif qu’expressif. De ce point de vue, son travail se démarque de celui de nombreux artistes intermédia de l’époque, dont la source d’ins- piration était la gestuelle picturale autobiographique de l’expressionnisme abstrait — comme l’explique remarquablement Allan Kaprow dans son essai L’Héritage de Jackson Pollock. Selon Kaprow, « Pollock pouvait sincèrement dire qu’il était “à l’intérieur” de son œuvre » 6 , ce qui sera le cas de nombre d’artistes de la performance qui perpétueront cet héritage. En fait, cet accent mis sur le geste et la contingence, qui tire son origine de la performance, aura également une influence en profondeur sur le cinéma d’avant-garde, qui saisira une urgence somatique, autobiographique, dans l’œuvre de Marie Menken, Stan Brakhage, Carolee Schneemann et bien d’autres. Les films de Niblock partagent avec cette tradition lyrique l’idée de rencontre en temps réel, ici avec la beauté des phénomènes naturels ; cependant, ils se développent selon un axe esthétique qui déroge aux tendances expressives du cinéma américain d’avant-garde. L’intelligence créatrice de l’artiste ne se situe pas dans une contingence corporelle mais bien dans la composition et les concepts qui sous-tendent son travail. Parmi les structures intellectuelles et esthétiques composant ses travaux cinématographiques, Niblock imagine une logique combinatoire hors du commun pour organiser la matière sonore et visuelle de THIR. Avec quatre instruments — flûte, violon, saxophone ténor et voix — il compose une pièce de musique (qui deviendra la bande-son du film) dans laquelle la hauteur et le timbre des notes change très légèrement, par paliers. Cette composition minimaliste épouse le rythme lent de la végétation luxuriante visible dans le film, dans une progression tout aussi subtile et austère. Les mouvements sonores sont plus importants que ceux que l’on entend généralement dans la musique de Niblock, couvrant de plus larges intervalles. Curieusement, cette stratégie esthétique parvient à une sorte de mélodie — une mélodie dépouillée, pesante — qui rend cette composition légèrement plus conven- tionnelle que les autres : celle-ci rappelle plus l’horizontalité de la musique minimaliste que les empilements verticaux de bourdons de sa discographie plus tardive. Cette pièce donne l’impression, peu commune chez Niblock, d’un développement, d’une évolution, d’un sens dramatique — même si ce n’est qu’en partie. Tom Johnson la décrit comme « la seule de ses pièces […] qui suit une construction dramatique. Par moments, la pièce a des accents douloureux, mais je ne sais pas vraiment pourquoi, car ça ne ressemble à aucune plainte, à aucune lamentation qui me vienne à l’esprit. » 8 Niblock a toujours expérimenté, dans son travail de cinéaste, des relations de diver- gence entre l’image et le son ; pourtant, dans ce projet plus ancien, la bande- son qu’il choisit d’ajouter renforce à la perfection le lyrisme méditatif et alangui de son cinéma lent et dépouillé — bien que cette musique n’ait pas été composée initialement pour le film. L’expérience d’observation synes- thésique qui émerge de cette synthèse des énergies artistiques délivre, avec précautions, un sens de l’affect fort peu caractéristique. Un article sur les films de Niblock décrivait ainsi l’harmonie sensible entre le son et l’image de THIR : « Et même si la bande-son est une entité séparée, qui n’était pas prévue pour un film au moment de sa composition, sa qualité solennelle se retrouve dans les images filmées. » Confrontation élémentaire avec la forêt, THIR ressemble peu aux films qui traitent habituellement de la nature. La concentration stricte et méticuleuse sur le grain et la texture de la géologie et de la flore capture dans le paysage des monts Adirondacks des instants d’abstraction extrême — comme dans cette image pratiquement indéchiffrable de la lumière vacillant sur un cours d’eau filmé à travers une mince couche de glace. À travers cette œuvre, Niblock remet en question les méthodes de son travail artistique et ouvre celui-ci à un registre d’expérience réelle du monde, de coexistence contemplative. Au-delà de l’espace de la galerie, son travail voit évoluer la relation entre l’art et la vie. L’étrange titre du film, très mathématique, est en fait une descrip- tion : Niblock a filmé chacune des dix parties dans une zone incroyablement restreinte (dans un rayon de deux mètres cinquante environ.) Ainsi, la grande diversité des images du film ne relève pas du passage au crible d’une forêt entière, à la recherche de ses détails les plus époustouflants, mais plutôt d’une observation attentive de la matière visible dans un espace limité, au sein du paysage boisé de l’état de New York. Il y a dans ce travail une sensibilité qui se rapproche beaucoup des vers qui débutent le poème Augures d’Innocence, de William Blake : « Voir le monde en un grain de sable, un ciel en une fleur des champs, retenir l’infini dans la paume des mains, et l’éternité dans une heure. » Les jeux d’échelle de THIR rappellent vraiment les métonymies suggérées par Blake : la spécificité visuelle de ce film paraît infinie, à l’image de la forêt elle-même. Le grossissement extrême que permet le cinéma amplifie la sensation d’être submergé par cette masse de détails. En projetant ses images cinématographiques — par exemple celles d’une fourmi grimpant sur une feuille, ou d’une goutte d’eau sur une pierre humide — sur un écran de douze mètres de long, chaque image atteignant quatre mètres de large (comme c’était le cas lors des projections originales, en 1972), Niblock intensifie l’expérience visuelle des détails quotidiens de la nature, les détournant de leur caractère familier, poussant l’imagerie à sa sublimation.

L’art comme témoignage : The Movement of people working

Entre 1973 et 1991, Niblock parcourt le globe, explorant de nombreuses communautés d’A sie du Sud-Est, d’Europe de l’Est, d’A mérique du Sud et d’A frique. Composants à part entière de sa pratique de cinéaste, ces voyages lui permettent de rassembler des images documentant une grande variété d’activités spécifiques à ces diverses enclaves culturelles parfois très recu- lées. Au cours des ces voyages, Niblock maintient sa caméra fixée sur ces activités humaines, qui deviennent le thème central du chapitre le plus pro- lifique de sa carrière de cinéaste. Il explique que cette transition, dans son travail, vers un usage rigoureux de prises de vue directes de la vie quotidienne, est une conséquence de son aversion croissante envers l’« artificialité de la danse ». À travers trente heures de film, Niblock compile une archive glo- bale, tentaculaire, d’humains en plein travail. Ces voyages procurent une collection d’images massive, dont la diversité visuelle, sociale, géographique, culturelle et matérielle est quasiment insondable. La série The Movement of People Working représente une anthologie visuelle presque obsessionnelle de l’activité humaine. C’est avec une grande simplicité qu’elle expose le travail de ces gens — lavage du poisson, plantation d’ail, labour des champs, transport de pierres, ramas- sage du sel — sans voix off, sans narration, sans titres, sans cadrages explicites. Cette collection sans précédent d’images du labeur humain n’a pas d’orga- nisation rhétorique : on n’y discerne nulle fonction idéologique ou persua- sive. Elles ne documentent pas les processus de travail dans leur entier, ni ne les situent dans un contexte social, mais les montrent selon une stylistique uniforme. Esthétiquement, c’est une série de films dont la structure concep- tuelle incroyablement rigoureuse dépend de restrictions artistiques et de règles de procédure. Sur la trentaine d’heures de tournage que comporte cette collection de films, Niblock n’effectue pratiquement aucun montage. Comme dans ses films plus anciens, c’est la qualité texturelle et visuelle des images qui l’intéresse, et non les relations qui pourraient émerger entre les différentes images à travers le montage. La majeure partie des images sont laissées dans l’ordre exact des prises de vues (à l’exception d’un ou deux plans sur toute la série), chaque film constituant un enregistrement linéaire des activités de Niblock en tant que voyageur et témoin du spectacle du travail humain. À travers toute la série, il ne touche quasiment pas à ses prises (enle- vant seulement le début et la fin de chaque plan) 10 . Les durées des séquences sont relativement longues, et à peu près égales. La plupart montrent des plans rapprochés, avec des mouvements de caméra très limités, voire totalement absents. Dans toute son œuvre, quel que soit le médium utilisé, Niblock garde une sensibilité artistique de restriction, de contrôle, de précision. Questionné sur la raison de l ’uniformité esthétique de cette série, il répond ainsi : — PHILL NIBLOCK Pourquoi donc était-ce la règle ? C’était juste une règle que je m’étais imposée. Je suivais un ensemble de règles. — JCK Y a-t-il une raison particulière pour laquelle tu tenais à cette règle ? Ou était-ce une structure arbitraire que tu voulais utiliser pour guider ton travail, qui devrait parler de lui-même ? — PN Je crois que je tenais à cette idée ; c’est une règle qui me semblait judi- cieuse. Il y en avait aussi d’autres : pas de zooms, ou alors normalement, si je fais un travelling dans une direction, je ne reviens pas dans la direction opposée, des choses de cet ordre, pour qu’on n’aie pas l’impression de se promener dans le paysage. En général, quand je fais un travelling, c’est pour suivre quelque chose, et si ça repart dans l’autre sens, j’arrête de filmer. […] Lorsque je suis une activité, ce n’est pas comme si je filmais un panorama, tu sais, un peu vers la gauche, puis un peu vers la droite. Je ne peux même pas regarder ce genre de choses, ça me rend complètement dingue. — JCK — PN Pourquoi donc ? Ça ne va pas, ça ne va vraiment pas, un point c’est tout ! [rires]

En général, chaque plan est gardé intact, tel qu’il a été filmé par Niblock, qui réagit en temps réel au déroulement des évènements, comme on le ferait dans le cadre d’un documentaire. Cependant, le projet d’observation de Niblock reste très différent des travaux associés aux traditions de ce genre de cinéma. The Movement of People Working n’évoque aucune idéologie. 11 Bien que les films dépeignent parfois un travail extrêmement intense relatif à la classe ouvrière, on n’y sent aucune motivation politique ou critique. Ils semblent bien loin des traditions humanistes qui dominent dans le documentaire, qu’on peut retrouver chez John Grierson, Robert Flaherty, Frederick Wise- man ou encore Errol Morris. Les films de Niblock, quant à eux, renoncent à cet héritage : ils s’en distinguent par leur structure formelle stricte, leur clarté d’expression, leurs objectifs philosophiques inexpliqués. Avec une certaine légèreté, Niblock compare son travail aux documentaires plus conventionnels : « généralement, les cinéastes qui font du documentaire sont horrifiés quand ils voient ces films, […] ils disent qu’ “on ne voit jamais la personne” […] Ils se sentent toujours obligés de montrer un visage, pour montrer la personne, la personnalité […] Les documentaires parlent des gens. Mes films ne parlent pas des gens, mais des corps en mouvement. » Bien que ces films ne cherchent pas à exprimer la subjectivité, la psychologie ou la personnalité des individus concernés, ils concernent l’humanité, en tant qu’entité physique. En mettant au premier plan l’imprévisibilité du corps humain, de sa musculature sculpturale, ces films parlent bien des gens, mais en tant que données historiques, et non en tant que sujets psycholo- giques. The Movement of People Working concerne les gens dans l’expérience somatique qu’ils ont de leur travail ; ces films exposent leur physicalité et se font témoins historiques de leur coexistence. L’art américain d’après- guerre concerne en grande partie le geste et sa représentation. De ce point de vue, cette série n’est pas sans lien avec l’Expressionisme Abstrait, aussi bien qu’avec la performance. Cependant, le travail de Niblock met l’accent sur un autre registre de pratique culturelle. Si ces films concernent le geste, c’est selon une autre définition, une constitution différente : il n’est pas ici l’expression de la subjectivité de l’auteur, mais une caractéristique du tra- vail. Il faut bien saisir ce détail, primordial dans l’œuvre de Niblock, pour comprendre la spécificité de son esthétique et de sa philosophie. Cette vaste collection de films implique souvent des formes de travail assez archaïques — comme la calligraphie ou le rassemblement de bottes de foin — et des technologies qui peuvent être étrangères aux spectateurs occidentaux ou citadins. Les images sont parfois d’une incroyable violence, comme celles de l’abattage et de la découpe d’animaux. Cependant, ces activités ne sont jamais ponctuées d’un accent dramatique ; rien, ici, ne tend à provoquer des émotions différentes en fonction des formes de tra- vail. Au contraire, la sensibilité esthétique de ces œuvres se déploie à partir d’une rigueur d’examen, d’une distance intentionnelle, délibérée. Pourtant, à travers une photographie incroyablement riche et esthétisée, elles repré- sentent un témoignage filmique bien particulier — une manière de regarder les choses sans sentimentalité, mais sans raideur clinique. Nous voyons des gens investis dans des travaux incroyablement répétitifs, parfois jusqu’à l’exagération, pourtant leurs visages ne traduisent ni dédain, ni frustration, ni traumatisme. Ce travail est un fait de l’existence, comme les déplacements des fourmis de THIR, un fait visuel qui n’a rien de tragique ni de comique. Les travailleurs, dans ces films, regardent rarement la caméra, pas plus qu’ils n’attirent l’attention sur un quelconque détail de leur activité. Rien ne leur semble plus conventionnel que ce qu’ils sont en train de faire. La sérialité accumulative du cinéma de Niblock, l’ampleur de sa collection d’images qui s’étend sur plus d’une journée de films, renforcent cette impression d’habi- tude, de continuité, de répétition, de naturel. Bien que l’ardeur de cette répéti- tivité puisse évoquer le rituel, le travail physique que montrent ces films n’en a pas l’aura symbolique ou culturelle. Inexorable, surchargé de potentielles significations politiques, ce travail, dans toute sa beauté, révèle tout autre chose. Ces films concernent le corps humain et les liens qui l’unissent secrè- tement au paysage, à la nature, au commerce, à la société. Pourtant, ce vaste champ de références potentielles est ici compressé dans une accumulation concrète de faits visuels. À la manière des photographies des modernistes américains que sont Walker Evans, Ben Shahn ou Ralph Steiner, cette série documente des données sociales et historiques, et renforce leur tangibi- lité à travers la répétition formelle. Toutefois, en détournant son attention du visage humain, Niblock dévoile une facette fort éloignée des accents politiques de la photographie et du cinéma documentaires américains. La franche littéralité de ces œuvres en suscite une appréhension bien différente. Chaque plan de la série révèle le cinétisme de l’action physique, des corps humains en mouvement, qui soulèvent, cueillent, découpent, remuent, nettoient… De l’écorce d’arbre qu’on épluche aux arêtes de poisson qu’on retire, les actions, les gestes, les efforts musculaires se ressemblent souvent, même si le résultat des divers travaux peut être remarquablement différent. Chaque action se répète obsessionnellement, systématiquement. Ce détail de la structure des films peut constituer une analogie visuelle à la sévérité formelle des pièces musicales de Niblock. Si ces dernières ne sont pas litté- ralement répétitives (puisque qu’elles ne relèvent pas de motifs dinstincts, de phrases répétées), elles évitent soigneusement toute variation, tout développement dramatiques. On pourrait donc qualifier leur structure d’isotrope. Ceci, évidemment, est très inusité. Le plus souvent, dans le cinéma — qu’il soit commercial ou non — le son et l’image sont coordonnés pour susciter intentionnellement des émotions spécifiques, suivant des sché- mas bien définis : en insistant sur les identifications affectives, symboliques et dramatiques qui sont déjà évidentes à travers la narration, les spectateurs / auditeurs sont amenés à ressentir des effets déterminés à des moments pré- cis. Avec ses combinaisons atypiques de son et d’image, Niblock renie cette approche conventionnelle : « ce qui m’intéresse a toujours été à l’opposé de ces films qui vous font pleurer au bon moment. Anti-narratif, anti-Hollywood. » Son objectif est également anti-dramatique : « Il n’y a pas de développement. C’est une règle irréfutable, et dans la musique aussi. » Cette absence de déve- loppement se retrouve beaucoup dans la musique et l’art minimalistes ; The Movement of People Working représente ainsi une application inhabituelle de cette esthétique, dans le domaine du film. Dans sa manière de combiner le son et l ’ image, Niblock trahit l’indéniable influence du compositeur John Cage et du chorégraphe Merce Cunningham. Dans leurs collaborations, Cage et Cunningham conce- vaient des évênements multimédia qui, tout en présentant simultanément leurs formes d’art respectives, en célébraient l’indépendance totale. Durant la période d’après-guerre, nombreux furent les artistes, compositeurs, dan- seurs et cinéastes américains de l’avant-garde à marcher sur leurs traces. Niblock ne déroge pas à la règle. Interrogé sur cette influence, il répond que l’abandon de ce modèle serait « blasphématoire, car Dieu a fait les choses à la Cage-Cunningham. » Leurs collaborations intermédia forment donc, pour Niblock, la ligne d’horizon de toute expérimentation artistique sérieuse de la deuxième moitié du XX e siècle. La sensibilité visuelle de Niblock est également marquée par l’influence du photographe Ralph Steiner. Cependant, les deux artistes on une attitude tout à fait différente envers la manière d’utiliser la musique dans les films. Plus connu pour son travail de photographie, Steiner est aussi l’auteur de films non fictifs, au style impressioniste, parmi lesquels H2O (1929) et The City (1939). S’étant montrés leurs films, Niblock et Steiner comprendront que leurs conceptions de l’interaction entre musique et images sont fon- damentalement incompatibles. Bien que tous deux produisent des œuvres marquées par une volonté d’observation, Niblock critique chez Steiner la coordination entre son et image, qu’il qualifiera de « Mickey Mouse » car elle lui évoque les chorégraphies de dessins animés. 13 Cela lui semble un piètre usage des potentialités multiples de la musique. Sa propre approche du cinéma offre une expérience perceptive, sensorielle, dans laquelle les deux champs sensitifs peuvent se superposer dans le temps et dans l’espace, sans coordination explicite. On se doit d’insister sur la radicalité de cette idée. C’est d’une manière quelque peu facétieuse, avec un clin d’œil à Cage et Cunningham, que Niblock décrit sa vision de la correspondance entre son et image comme basée sur une « non-relation ». Cette stratégie artistique remet directement en question la logique qui domine dans la pratique du cinéma depuis les premières expérimentations synesthésiques avec ce médium. Concevoir un cinéma sonore dans lequel les éléments visuels et sonores n’ont pas de correspondance dramatique ou émotionnelle, c’est induire une remise en question fondamentale de son évolution historique, que Niblock accomplit à travers ses méthodes singulières de présentation des œuvres. Niblock ne montre pas ses films selon des conditions scéniques convention- nelles ; il préfère offrir au spectateur des manières multiples, démocratiques, de regarder les images, en montrant plusieurs films ou vidéos simultanément, sur des écrans de tailles diverses, disposés dans tout l’espace d’exposition. Lors de ses concerts pour le solstice d’hiver, qui ont lieu tous les ans à New York, à l’Experimental Intermedia, les stimuli audio-visuels s’entrecroisent dans tout l’espace. 15 Des films 16 mm ou leurs transferts numériques sont projetés sur dif- férents écrans, tandis que deux ou trois moniteurs montrent des projets vidéo plus récents. Ces écrans sont dispersés à travers l’espace de telle manière qu’il est impossible de tous les regarder simultanément. En conséquence, le spectateur est amené à choisir lequel, parmis toute cette gamme de stimuli, va retenir son attention. Durant ces projections, l’artiste diffuse également des enregistre- ments de ses propres compositions minimalistes, à un volume très élevé, sur un ensemble de haut-parleurs disposés dans toute la salle. Niblock élabore ainsi pour ses œuvres un environnement spécifique d’écoute et de visionnage, qui les circonscrit dans une atmosphère qui permet au spectateur une perception qui n’est dirigée ni par des séquences temporelles, ni par des correspondances audio-visuelles. Dans un e-mail adressé à l’auteur le 27 mars 2011, Niblock explique plus précisément sa relation avec Steiner: « Ralph Steiner a été pour moi un véritable mentor, à une période lointaine. Je suis allé le voir un jour pour m’inscrire à un séminaire, un séminaire plutôt informel, personnel. Il habitait non loin de chez moi à cette époque, sur la 32 e Rue, et moi sur la 33 e , à l’angle de la 2 e Avenue. Le séminaire se tenait dans une église, sur Lexington Avenue je crois. Bien plus tard, je suis allé voir Ralph dans le Vermont ; il avait alors quitté New York. Je lui ai montré des films accompagnés de ma musique (en 16 m m). Il a détesté ma musique. Il m’a montré les films sur lesquels il travaillait à la fin de sa vie, avec de la musique de Richard Peaslee. J’ai dit que le musique faisait « Mickey Mouse ». Il m’a jeté dehors. Il était vraiment fâché. Il est assez caractériel. »

16 Dans ses DVD, Niblock accompagne ses films de bandes-son déterminées ; ceci reste néanmoins spécifique à cette forme de distribution com merciale. Niblock insiste sur le fait qu’il vaut mieux faire l’expérience de ces œuvres dans les conditions interactives et ouvertes de ses concerts-projections, qui s’étalent sur plusieurs heures, com me lors de ses concerts annuels pour le solstice d’hiver à l’Experimental Intermedia. La musique n’est pas conçue pour correspondre aux images, ni à un film en particulier. Lorsque Niblock présente sa musique et ses films ensemble, un irré- futable élément de hasard entre en jeu dans la correspondance — ou l’impression de correspondance — entre les différents média. Parmi les multiples écrans et sources sonores, l’émergence de telles corrélations est inévitable : ce peuvent être des ressemblances graphiques entre deux images, sur des écrans disposés face à face, ou un changement dans la texture sonore, fortuitement synchronisé à une transition visuelle, comme si le son et l’image étaient régis par des superpositions. De telles correspondances ne sont pourtant pas intentionnelles 16 , le but étant au contraire d’étendre ces éléments énigmatiques à un registre d’expérience perceptive. À travers cette expérience, le spectateur peut s’engager dans une forme de participation phénoménologique, dans laquelle le son et l’image par- tagent une relation paradoxale de simultanéité et d’indépendance. Niblock explique ainsi les objectifs de cette stratégie de présentation : « normalement, en concert, je montre deux ou trois films simultanément, si possible. Quand il n’y en a qu’un, je déteste ça, parce qu’à ce moment-là, on regarde vraiment un documentaire. C’est seulement avec deux ou trois films projetés en même temps qu’on se voit obligé de faire des choix. Il y en a aussi à faire avec la musique, et c’est là que ça devient intéressant. » Durant toute sa carrière de cinéaste, Niblock soumettra ses films à un contrôle rigoureux des paramètres visuels, limitant à l’extrême le montage et les mouvements de caméra, ainsi que le développement dramatique. Pourtant, les conditions d’exposition de ces œuvres permettent de les ouvrir à toutes sortes d’interac- tions perceptives, leur attribuant une fluidité et un dynamisme bien éloigné de la rigueur esthétique qu’elles pourraient évoquer.

Epilogue : Vidéo, installation – Travaux récents relevant de l’observation.

Dans les années 1990, Niblock opère une transition du film 16 mm à la vidéo. Il conclut The Movement of People Working en 1991, mais continue, dans ce nouveau format, à produire des œuvres rigoureusement centrées sur l’observation. (Les images de The Movement of People Working ont presque entiè- rement été tournées en 16 mm, à l’exception de quelques unes des dernières sessions qui utilisent la vidéo, en Roumanie ou à Sumatra par exemple.) Parmi ces projets plus récents, le plus remarquable est la série des Anecdotes from Child- hood, un cycle comprenant quatre heures de monologues vidéo dans lesquels des sujets racontent à l’écran des expériences de leur enfance, en longs monologues ininterrompus. Visuellement, ces œuvres se limitent à un cadrage restreint sur les visages d’hommes et de femmes d’âges et de nationalités divers, qui racontent libre- ment leurs plus anciens souvenirs. Les mouvements de caméra sont tota- lement absents, et hors-champ, on n’entend presque aucun bruit ; durant ces longs monologues bruts, que ce soit pendant dix ou vingt minutes, l’attention du spectateur ne peut se porter sur rien d’autre que sur les visages des personnages en train de parler. La plupart d’entre eux, dont une Chinoise, un Indien et une jeune Jamaïcaine, parlent anglais avec un fort accent. Il en résulte une sorte de poème sonore à la texture riche en inflections et intonations diverses. Après avoir écouté quelques temps ces récits, leur sérialité et leur répétition presque compulsive commencent à déplacer l’at- tention sur la musique et la texture des voix, et non plus sur le contenu des his- toires qu’ils racontent. Dans Light Patterns, un projet multimédia réalisé entre 1986 et 1992, Niblock propose une série de diapositives très contrastées d’images de la nature — qui, par leur texture et leur tonalité, peuvent rappeller THIR — en utilisant, comme bande-son, des monologues tirés des Anecdotes. En situation d’exposition, Niblock projette ces images en utilisant des fondus-enchaînés très lents, de sorte que les images s’entremêlent continuellement les unes dans les autres, d’une manière extrêmement progressive. Selon Niblock, la relation conflictuelle entre le son et l’image, dans ce travail, résulte en « une cacophonie bizarre, car il y a toutes ces images, qui sont vraiment très belles, et puis ces trois personnes qui parlent, sans qu’on puisse comprendre ce qu’elles disent ». Cette réutilisation de la bande-son des Anecdotes prouve l’importance de cette série au sein du travail de Niblock, en tant qu’œuvres d’art sonore, la texture des diverses inflexions de la voix humaine allant au-delà de l’intérêt des récits. Durant toute la série des Anecdotes, la caméra inflexible maintient une position d’observateur, comparable aux Screen Tests d’A ndy Warhol ; une position fixe, obsessionnelle, captivée — et captivante. Au centre de l’attention, une série de visages humains. Ici, Niblock déplace quelque peu son intérêt pour le mouvement, la musculature et la physicalité du tra- vail humain, vers l’espace subjectif de la mémoire individuelle. Toutefois, ce travail est souvent bien moins dramatique que ce à quoi on pourrait s’at- tendre. La caméra instaure une atmosphère de confessionnal, qui rend chaque sujet à la fois ordinaire et particulier. En matière de sonorités, la texture est également souvent monotone, uniforme. Niblock explique : « je leur ai juste dit d’essayer de se souvenir des histoires les plus anciennes aux- quelles ils puissent remonter, et de parler pendant vingt minutes. Et ce qui en res- sort est vraiment fantastique, il font refaire surface à énormément de choses. » À travers ces témoignages filmiques dépouillés, la caméra de Niblock enre- gistre le processus par lequel ces gens revivent, reconstruisent et recréent leurs propres souvenirs afin de partager leur expérience avec d’autres, sans commentaire, sans manipulation formelle. Inévitablement, le procédé d’auto-psychanalyse présent dans ce travail mène tour à tour à des lieux com- muns et à des passages plus émouvants. Parmi les quatre heures d’histoires racontées à la première personne, émergent des moments remarquables. Anecdotes #1 commence avec une Chinoise, probablement âgée d’une trentaine d’années. Ses cheveux raides et son maquillage rose jurent avec le fond gris devant lequel elle est assise. Son visage, cadré du haut de la tête au menton, trahit un mélange d’affabilité et de complexité psychologique. En dépit de son accent chinois, il est clair que son anglais est riche et poétique. Elle commence à raconter ses souvenirs avec la volonté de se replonger dans des moments émotionnellement complexes. Lorsqu’elle décrit comment sa mère la frappait avec une tige en bambou, on sent que son sang-froid com- mence à s’effriter. Pourtant, malgré la charge émotionnelle de ses histoires, elle reste assez réservée en délivrant ses récits, une attitude qu’on retrouve chez tous les sujets de la série des Anecdotes. Fixant implacablement la caméra, la jeune femme explique que « de manière générale, les souvenirs physiques sont liés à la pauvreté, ou a des catastrophes — oui, la pauvreté et les catastrophes. » Puis elle boit un peu d’eau et on entend au loin, dans la rue, une alarme de voiture, fragment du paysage sonore ambiant. En racontant son histoire, elle adopte la voix d’un narrateur à la troisième personne qui examine ses propres expériences, démontrant une intelligence déroutante, une profonde conscience d’elle-même. Après une longue pause, elle commence à raconter des souvenirs frappants de « confrontations avec la mort ». L’histoire la plus poignante de sa vie de petite fille est sans doute celle de l’un de ses voisins, un homme à la famille nom- breuse « écrasé par les soucis financiers». Un jour, il entra calmement chez eux et s’assit modestement sur une chaise en buvant de la limonade. Bizarrement, il ne dit pas un mot pendant une heure, ne proposa à personne de boire avec lui. Cela paraissait inhabituel à la petite fille. Puis, tout à coup, il s’effondra par terre, vomissant de la bile blanche, « son corps contracté comme une crevette. » Avec un certain sens du dénouement dramatique, elle attend la fin de l’his- toire pour révéler l’explication de la situation. Elle décrit alors comment elle vit son père disparaître à l’horizon sur son vélo, emmenant le corps du voisin sur le guidon. C’était la dernière fois qu’elle voyait cet homme, qui, selon ses propres mots, « s’était suicidé devant mon père et moi. » Puis elle déplace le registre de la narration et se lance dans une description mêlant détails concrets et abstractions : décrivant toujours son voisin, elle dit qu’il « portait une chemise blanche, et le salon avait des murs blancs, et dehors, la lumière du soleil était éclatante. Dans ma mémoire, c’est aussi une dimen- sion de la mort : le noir et blanc. Je n’en ai encore jamais vue en couleur… à part peut-être au théâtre. » Après cette réflexion sur la mémoire et la perception, la jeune femme fait une longue pause, comme pour retenir ses émotions. Elle se contient nerveusement en essayant de garder tant bien que mal le fil de ses souvenirs d’enfance désordonnés. Intelligente, claire et imprévisible, cette jeune Chinoise serait le sujet idéal pour n’importe quel entretien filmé. (Ses histoires sont les plus poignantes de ce projet vidéo ; il n’est pas surprenant qu’elle soit la seule à apparaître deux fois dans la série.) Cependant, on comprend vite que Niblock ne cherche pas à susciter une excitation dramatique ou une immersion dans le récit. Au contraire, cette douzaine d’entretiens produisent collectivement, par accumulation, une impression de stagnation, dans le contenu des histoires, dans la monotonie de la narration, qui n’est pas si éloignée de l’impression suscitée par les films de la série The Movement of People Working. Ces vidéos ont la même uniformité de style, le même nivellement dramatique (pour la plupart), et offrent pourtant une texture incroyablement riche, à travers leur diversité culturelle et leurs détails humains. Il y a ici une analogie latente : les visuels de The Movement of People Working fournissent une vaste archive d’images qui mettent au premier plan la texture du corps humain, ses dif- férents gestes, sa force, sa portée physique ; la bande-son des Anecdotes en constitue une sorte de contrepartie audio, enregistrant les motifs sonores de divers modes de langage, motifs d’inflexion, rythmes d’articulation… ainsi que tout une gamme de timbres, hauteurs et textures de la voix humaine. Bien que les entretiens se déroulent tous dans la même langue, ils déploient toute une série d’accents — sud-africain, jamaïcain, accents régionaux divers, certains narrateurs n’ayant pas l’anglais pour langue maternelle, qu’ils soient chinois, hollandais ou indien. De manière très concrète, c’est la musique de ces voix, leurs nuances et leurs modulations subtiles qui procurent ici l’impression d’immersion esthétique. Dans ce travail, le traitement de l’affect est inhabituel. L’uniformité et l’homogénéité de ces monologues leur confèrent une esthétique minimaliste de froide observation. Cette sorte d’inertie émane pourtant de prétextes représentatifs et philosophiques qui sont bien distincts des autres films de Niblock. Prises de vue de vingt minutes, caméra fixe sur un trépied : leur structure arbitraire donne à ces films une certaine austérité, et pourtant ils révèlent un aspect de l’expérience humaine inévitable, que Niblock a éliminé de tous ses autres travaux de manière chirurgicale. La série des Anecdotes from Childhood concerne la personnalité humaine telle que la transmet le corps humain, par le grain et la texture de ces voix hétéroclites, parfois incompréhensibles. Malgré la cohérence formelle de cette série, la diversité des sujets qui apparaissent à l’écran est frappante — tout comme dans The Movement of People Working. La structure systématique, hyper-répétitive, permet de minimiser les drames personnels de ces souvenirs racontés à la première personne, y éliminant toute sentimentalité. En dépit de la froideur d’ob- servation qui caractérise la sensibilité esthétique de ces films, une forme d’engagement affectif est mise en jeu. Les œuvres les plus abouties de Niblock réunissent toutes ce double cheminement philosophique : s’il place les spec- tateurs dans un espace conceptuel, à l’esthétique rigoureuse, c’est aussi pour leur rappeller, peut-être paradoxalement, l’infinie diversité du monde dans lequel ils vivent, travaillent, se souviennent. Son travail évite à la fois l’expressivité plastique du cinéma abstrait et les impératifs humanistes du documentaire conventionnel : le cinéma de Niblock se construit dans un espace esthétique différent, bien éloigné de ces deux traditions. Dans le domaine qui est le sien, Niblock inscrit ses films et ses vidéos dans une cosmologie bien particulière, dans laquelle se mêlent systèmes de repré- sentation et visées philosophiques, guidés par un dévouement inflexible à la limitation de l’affect et à la sensualité de l’observation.